A man’s flower road

Un texte signé Philippe Delvaux

Japon - 1986 - Sono Sion
Titres alternatifs : Otoko no hanamichi
Interprètes : Akira Fujiwara, Michiko Hida, Hiromi Kawanishi, Sono Sion

Dans ce qui ressemble à un lycée, de jeunes adultes se battent, défèquent dans les jardins publics, hurlent, sautent dans les eaux sales des égouts et se poursuivent sans raison apparente. Nous retrouvons ensuite l’un d’entre eux, Sono Sion dans son propre rôle, qui tente d’échapper à la sphère familiale.

Dès l’entame, un passage interpelle : Sono Sion défèque sur une stèle dans un parc. Gros plan du résultat inclus. Vulgarité ? Non, la captation un peu distanciée témoigne d’un plan saisi sur le vif, sans doute peu prémédité ou du moins peu réfléchi dans sa mise en scène. Il n’est que de voir le fétichisme fécal qui envahit les recoins les plus sombres du web pour mesurer la distance. Il ne s’agit ici ni de vulgarité, ni de fétichisme, ni même de volonté de choquer et pas vraiment plus dans la performance artistique dont pourrait relever la défécation non truquée captée par FRIG, autre métrage présenté – comme A MAN’S FLOWER ROAD – à l’Etrange Festival 2018. On se trouve dans un moment brut, capté par la caméra. Sono Sion est cet histrion dont l’énergie animale déborde au point de lui faire exsuder son être jusqu’à la défécation. La caméra montre moins qu’elle n’atteste. Sono Sion est ! Il y a une affirmation animale, presque comme le marquage d’un territoire, territoire qui revient en écho dans la dernière partie du film.

A MAN’S FLOWER ROAD n’est ni facilement accessible, ni même facile d’accès. Il n’est pas accessible dans le sens où il s’agit d’une œuvre brute, sans concession aucune de son réalisateur. N’étant pas destinée à une exploitation commerciale, ni même à guère d’exploitation tout court, Sono Sion a filmé comme il le voulait alors, avec l’énergie non canalisée qui l’habitait. Le résultat peut à ce titre laisser dubitatif, surtout si on applique la grille de lecture d’un cinéma plus classique.

Le film est également difficilement accessible. Il a peu été vu car il a peu été montré ! Tourné en 8 mm, A MAN’S FLOWER ROAD est une œuvre d’amateur. C’est un film qui a plus été réalisé pour être tourné que pour être vu. Aucune chance d’exploitation commerciale, aucune volonté non plus. Et même comme film amateur, A MAN’S FLOWER ROAD n’a que peu été projeté (il aurait cependant à l’époque été remarqué en festival, ce qui aura permis le montage de BICYCLE SIGHS). En 2018, une série de pellicules 8mm réalisées dans les années 70-80 sont cependant restaurées à l’initiative conjointe des festivals PIA, Berlin et Hong-Kong, dont A MAN’S FLOWER ROAD. Mais même avec ces restaurations, les films demeureront sans doute cantonnés aux festivals à la ligne programmatique alternative… au rang desquels, pour la France, l’Etrange Festival 2018.

Le medium lui-même conditionne le résultat : le 8mm convoque nécessairement une image très granuleuse, peu en phase avec le canon du lisse imposé depuis le numérique – numérique auquel s’est cependant de longue date rallié Sono Sion -. Techniquement parlant, la prise de son est mal maitrisée, le focus parfois en berne, le point défaillant, et ne parlons pas de la lumière. Bref, on se sent parfois dans un Jess Franco des mauvais jours.

Oui, on ose la comparaison car, en dépit de tout ce qui peut bien séparer les deux hommes, il y a ici, au-delà des limites techniques, la même volonté sans faille de tourner coute que coute, d’imprimer la pellicule plus que de s’attarder au résultat.

On parle de cinéma punk. Le terme est explicitement utilisé pour l’ensemble de la restauration des films 8 mm opéré par le trio de festivals susnommés. Et rien n’est plus juste. « Punk » car, à l’instar de l’énergique mouvement musical des ’70, les apprentis cinéastes n’ont pas attendu d’être adoubés par la profession pour tourner.
On digressera un instant sur cette anecdote célèbre qui veut que le groupe Siouxie and the Banshees se soit formé lorsque quelques amis, assistant à un festival punk montèrent sur scène lors d’un « micro ouvert », s’emparant d’instrument dont ils ne savaient absolument pas jouer et firent du bruit pendant 25 minutes. De cette initiative naquit un groupe essentiel. Il en est de même avec A MAN’S FLOWER ROAD.

Les cinéastes japonais réunis sous l’étendard « punk » ont tourné en dépit de leur manque de compétence, de l’insuffisance du matériel, de l’absence de possibilité d’exploiter le résultat ou même de vraiment le montrer. Ils ont tourné parce qu’ils le devaient, que l’énergie les habitait. Cela n’a qu’un temps. Cette éruption sera ensuite canalisée dans des œuvres comparativement assagies. Mais comparativement seulement car qui connait l’œuvre d’un Sogo Ishii, d’un Tsukamoto ou d’un Sono Sion peut difficilement parler de film « calme ».

On comprend dès lors bien que A MAN’S FLOWER ROAD défie l’appareillage critique classique censé le cerner. Pour l’appréhender, on vous propose de l’aborder par le biais de la peinture moderne, celle de Pollock par exemple, où le geste énergique imprime le résultat. La peinture traduit le geste et l’énergie. Le peintre n’est plus au service de la représentation ou du concept. La toile atteste de sa pulsion. Il y a de ça ici : A MAN’S FLOWER ROAD atteste de Sono Sion. Pas documentaire ni autobiographique, même si Sono Sion est présent à l’image sous sa propre identité, pas non plus fiction. A peine esquisse-t-on l’hypothèse d’une narration ou d’une intention, vaguement proposée par le montage. Oui il y a une structure au beau milieu du chaos – mais sans doute pas de scénarisation pré établie -.
C’est d’ailleurs ce qui le distingue d’I AM SONO SION, son premier court métrage, également restauré et programmé à l’Etrange festival 2018. I AM SONO SION n’a d’intérêt que de nous faire découvrir les premiers pas du réalisateur. Car il ne s’agit à l’évidence pas d’un court destiné à exploitation mais bien d’un journal filmé. Sono teste l’outil caméra. Le résultat laisse plus que dubitatif. Tout en gardant cette même aura amateur et en dégageant encore plus d’énergie brute, A MAN’S FLOWER ROAD arrive à maintenir intacte notre attention.

Ces images tournées à l’arrache par une caméra secouée en tout sens, tenue par un opérateur diégétique, on les reverra 20 ans plus tard, mais alors pensées consciemment, construites dans une apparence de chaos, … dans le genre du found footage d’horreur. La grande différence est que dans A MAN’S FLOWER ROAD, leur création ne procède pas d’un processus maitrisé ou préalablement conceptualisé, mais bien de la captation d’une pulsion créatrice. Le found footage est une création aussi maligne que menteuse, alors que A MAN’S FLOWER ROAD est, si pas autobiographique, du moins authentique. Le film témoigne de qui était Sono Sion à 24 ans.

On a parlé d’un semblant de structure. On l’évoquera en faisant entrer en résonnance la course poursuite du début avec la déambulation enragée du final où Sono Sion s’empare de ces machines servant à dessiner au sol les limites d’un terrain de sport, pour arpenter et marquer la ville. Celle-ci se voit défigurée et reconfigurée d’une ligne aussi ludique qu’énervée dont on doute fort que le jeune Sion ait obtenu la moindre autorisation pour cette déprédation. En quelque sorte, ce « fil conducteur » nous emmène vers le tag urbain ! Le final n’est pas sans évoquer une version tordue de celui qui conclut LES TEMPS MODERNES, où le couple qui part sur les chemins de la vie marchant de part et d’autre de la bande de séparation d’une route est ici remplacé par la course éperdue et chaotique d’un Sono Sion qui trace lui-même son … sillon – littéralement parlant -, mais sans direction, erratique. Ouvrant par le geste animal de marquer son territoire par la défécation, il clos donc en marquant derechef la cité. Sono Sion s’imposait au monde.

En ce sens, on finit par déceler les éléments charnières : l’énergie brute (Sono court, Sono exsude de tension…), la famille (tout le corps central du métrage est articulé autour de la demeure familiale que Sono Sion encercle de corde – il la ligote -, surmonte ou tente de fuir. Et c’est là d’autant plus important quant on sait combien la famille disfonctionnelle sera le thème d’une grande partie de son œuvre), le parcours (les cordes tendues autour de la maison, le marquage au sol de la ville).

Et au vu de la suite de la carrière du bonhomme, on se dit que le chaos a parfois du bon.

Le film est signé Sono Sion, il reflète clairement ses intentions, son bouillonnement. Mais il ne s’agit donc pas de réalisation telle qu’on l’imagine habituellement, c’est-à-dire dans un processus pensé, cadré, posé. On peut plus parler d’une captation que d’une direction. C’est l’expression d’une urgence, capturée comme elle le peut par la caméra, et restituée comme le peut le 8mm.

Dès lors, et tout en reconnaissant qu’il s’agit envers et contre tout d’un film de Sono Sion, et on osera même dire de son film le plus viscéralement personnel (on vous conseille à ce titre de voir dans la foulée son écho fictionnel WHY DON’T YOU PLAY IN HELL), on ne peut s’empêcher de noter aussi le travail du caméraman/preneur de son. On imagine bien que les indications de prise de vue sont restées relativement floues et on répète donc que nous assistons souvent plus à une captation d’image qu’à un tournage dont chaque plan est pensé à l’avance. Et dès lors, si on a peur pour le Sono Sion qui court sur une toiture pentue (et on se retiendra de vous spoiler s’il tombe ou non), on n’en est que plus admiratif pour son caméraman qui le suit, courant sur ce même toit… tout en filmant !

Au final, A MAN’S FLOWER ROAD n’a d’intérêt que pour les fans du réalisateur car il ne peut s’appréhender qu’en regard de son parcours global. Pris isolément, il ne pourra guère capter l’attention. Il s’agit de cinéma expérimental, mais non pas au sens d’une expérimentation construite mais bien plutôt de l’expérience de la caméra, de l’apprentissage et de la découverte du médium cinéma, ici encore à ses prémisses. Sono Sion fait une expérimentation, il découvre lui-même le médium cinéma, dans une forme débridée qui n’a finalement pas vraiment vocation à être montrée.

A MAN’S FLOWER ROAD a été programmé à l’édition 2018 de l’Etrange Festival. En Europe, il avait été redécouvert dès 2011 par le Turin Film Festival qui avait consacré une rétro à Sono Sion exhumant ses premières œuvres (et dans laquelle l’Etrange peut encore piocher quelques raretés).


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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