Aleksandr Vartanov : interview d’un autodidacte talentueux

Un texte signé Éric Peretti

- 2012

Présenté en compétition officielle lors de la onzième édition du LUFF, BULLET COLLECTOR obtiendra une mention spéciale méritée. Auteur d’un film très touchant, le réalisateur Aleksandr Vartanov s’est entretenu avec nous à propos de son film et de son pays.

Sueurs Froides : La structure de BULLET COLLECTOR est assez particulière avec ses deux parties bien distinctes qui, malgré qu’elles aient la même durée, ne possèdent pas le même rythme. La première est plus lente, presque trop par rapport à la seconde.

Aleksandr Vartanov : C’est vrai et c’est un choix délibéré. La deuxième heure du film, hormis les dix dernières minutes, passe plus vite que le début. Mais il faut que la première partie du film soit lente, à la manière d’un rêve, pour que la seconde partie puisse fonctionner. Nous avions fait un montage alternatif où les deux parties étaient aussi rapides l’une que l’autre, mais ça ne collait pas. Quant à la fin du film, je me rends compte qu’elle aurait gagnée à être plus courte, mais cela impliquerait maintenant de refaire le mixage sonore, de recréer un autre DCP, et c’est financièrement impossible.

Sueurs Froides : Ce travail sur la durée, associé à la mise en scène, vient déstabiliser notre perception, on ne sait jamais vraiment si ce qu’on regarde est un rêve ou la réalité.

Aleksandr Vartanov : Nous voulions jouer sur la perception du public. La première partie, qui est la plus réelle en terme de faits, a été filmée, puis fragmentée, de telle sorte qu’elle paraisse irréelle, qu’elle ressemble à un rêve. La seconde partie a été traitée comme une vraie fiction réaliste, alors que c’est le moment du film où l’on peut se demander si ce qu’il se passe est bien réel. Peut-être que le garçon est mort dans l’accident de voiture, que nous assistons aux derniers fantasmes d’un cerveau qui s’éteint.

Sueurs Froides : La photographie en noir et blanc est superbe et participe grandement à cette ambiance onirique. De plus, le noir et blanc améliore souvent le rendu final d’un film tourné en vidéo, ce qui est apparemment le cas pour BULLET COLLECTOR.

Aleksandr Vartanov : Le film a été tourné avec un appareil photo sur lequel on a ajouté des lentilles de caméra. C’est vrai que ça rend mieux en noir et blanc, mais ce n’est pas l’unique raison de ce choix. C’est d’abord parce que le personnage principal voit le monde de cette façon. Pour les adolescents, c’est juste noir ou blanc, bon ou mauvais, bien ou mal. Ils ignorent encore les nuances, elles viendront lorsqu’ils grandiront. Et bien sûr le noir et blanc est aussi un hommage aux 400 COUPS de Truffaut.

Sueurs Froides : Au niveau des références, le film renvoi à L’ENFANCE D’IVAN de Tarkovski, mais fait aussi parfois penser à ELEPHANT de Gus Van Sant.

Aleksandr Vartanov : Et pourtant, je vous jure que je n’ai vu L’ENFANCE D’IVAN qu’une fois, et je devais avoir 15-16 ans. Ceci dit, tous les réalisateurs russes sont les descendants de Tarkovski. C’est un tel héritage, une telle influence, il est comme un trésor national. En Russie, nous avons un grand poète et un grand cinéaste. La plupart de nos réalisateurs veulent être comme lui, ou alors être tout le contraire. Pour ELEPHANT, je l’ai vu bien sûr et on en plaisantait souvent sur le tournage. Mais je n’ai pas donné volontairement ce look à l’acteur, c’est comme ça qu’il est dans la vie, il teint ses cheveux et se coiffe ainsi.

Sueurs Froides : Le film comporte-t-il une part d’autobiographie, et y a-t-il certains aspects documentaires ?

Aleksandr Vartanov : Non, je n’ai jamais vécu ce que traverse le personnage principal. La seule chose vaguement autobiographique, c’est lorsque dans ses monologues l’adolescent commence par dire que son désir le plus profond est de mourir, pour ensuite conclure que son désir le plus profond est de vivre. Je pense que ce sont des pensées universelles, tout adolescent a un jour expérimenté ces sentiments contradictoires, qu’il soit riche ou pauvre. En ce qui concerne l’aspect documentaire, il n’y a pas d’images « volées » de la réalité. Les camps de redressement comme celui montré dans le film, avec des gardes armés, existent vraiment en Russie. Mais ils sont bien pires, la réalité est plus dure. Les russes qui ont vu le film sont surpris, ils me demandent « mais quelle type de prison pour enfants est-ce ? Il n’a même pas été violé là-dedans ! ». Vous voyez, dans le film c’est un endroit presque sympa par rapport à la réalité.

Sueurs Froides : Vous aviez déjà travaillé dans le cinéma avant de réaliser ce film ?

Aleksandr Vartanov : J’ai travaillé pour le théâtre, pour la télévision, dans une compagnie de production de films. Le théâtre a été pour moi une façon peu chère de produire quelque chose d’indépendant, mais mon but a toujours été de faire des films. J’attendais aussi que le coût technique d’un tournage devienne le plus bas, le plus économique possible. Lorsqu’il est devenu possible de faire un film avec un appareil photo, j’ai su que c’était le moment de se lancer.

Sueurs Froides : Mais vous n’aviez pas fait d’études de cinéma.

Aleksandr Vartanov : Non, pas vraiment. Je pense que l’on peut apprendre à faire des films juste en regardant d’autres films, et comme je suis un grand cinéphile qui regarde énormément de choses…

Sueurs Froides : Êtes-vous proche d’autres cinéastes russes underground comme Andrey Iskanov par exemple ?

Aleksandr Vartanov : Je n’ai aucune idée de qui il est (rires). C’est incroyable qu’il a fallu que je voyage en Suisse pour découvrir un compatriote russe grâce à vous. C’est fou, en Russie nous ne connaissons pas nos propres réalisateurs underground. C’est une situation folle. Personne ne veut s’occuper de ce genre de cinéma en Russie, personne ne veut le distribuer, même pas dans un tout petit circuit de cinémas. Personne ne veut les financer non plus. La situation est très mauvaise. L’industrie du film russe stagne car on ne fait que de la merde commerciale. On a 4-5 réalisateurs qui s’exportent bien en festival, comme Soukorov, dont j’adore le cinéma d’ailleurs, et qui sont très connus et appréciés en Europe. Mais c’est tout, il faut du sang neuf. Par contre nous avons une vague de réalisateurs de documentaires très intéressante et importante, mais pas pour la fiction hélas. Comme je ne connais pas ce Iskanov dont vous me parliez, je suppose qu’en Russie personne ne doit me connaître (rires).

Sueurs Froides : Justement, quelle a été la réception du film en Russie ?

Aleksandr Vartanov : Là encore, c’est hallucinant, nous avons 4 grands festivals russes et tous les critiques, jeunes comme vieux, y ont vu le film, mais il n’y a pas eu une seule ligne, pas une seule chronique du film. C’est comme s’il n’existait pas. Des gars de la télé m’ont demandé un dvd, mais à quoi bon, le film ne sera jamais diffusé en Russie. Personne ne veut en parler, personne ne veut le distribuer alors qu’ailleurs le film est bien reçu. Nous avons d’ailleurs une bonne presse en France. En Russie, BULLET COLLECTOR n’existe pas et je ne sais pas pourquoi. Si le film est si mauvais, et bien qu’ils l’écrivent, mais non, même pas ça. Je pense que c’est parce que ce n’est pas un film mainstream, parce qu’il est expérimental et étrange. Quand mes amis me demandent quand il sera disponible en dvd, je leur répond que le film sortira aux États-Unis en mai prochain, mais probablement jamais en Russie. Il faudra passer par Amazon.com, c’est fou. Par contre, les adolescents qui ont vu le film ont beaucoup pleuré durant la projection, ils se reconnaissaient dans le personnage, ce sont eux qui m’ont offert le meilleur accueil critique.

Sueurs Froides : Des projets pour la suite ?

Aleksandr Vartanov : J’ai déjà réalisé une mini-série en cinq parties. C’est plutôt un travail commercial, mais ça permet de prendre des contacts dans le milieu. J’ai vraiment envie de poursuivre l’exploration du style onirique que j’ai utilisé pour BULLET COLLECTOR. J’ai déjà un scénario. Le film sera en couleurs et coûtera encore moins cher à produire que celui-ci car il n’y aura que trois personnes dans un bois.

Merci à Aleksandr Vartanov pour cet entretien.
Merci à Antoine Bal pour l’organisation de l’entretien.

Lire la critique de The Bullet Collector.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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