Amer : interview de Bruno Forzani et Hélène Cattet

Un texte signé Philippe Delvaux

Belgique, France - 2009 - Bruno Forzani, Hélène Cattet

Septembre 2009, un OVNI atterrit au Fantastisk Film Festival de Lund, en Suède, et entame rapidement une fructueuse carrière festivalière qui suscite une attente certaine de la part de la presse et des cinéphiles. Mars 2010, AMER débute sa carrière en salle en France, sur un mode mineur, puis en Belgique et s’annonce dans les salles américaines, allemandes et anglaises pour la fin de l’année. Rencontre avec ses géniteurs, Bruno Forzani et Hélène Cattet.

Les réponses proviennent tant de Bruno Forzani que d’Hélène Cattet, sauf précision contraire.

Bruno et Hélène, d’où venez-vous ?
Bruno : en 2005, j’étais programmateur à la Cinémathèque royale de Belgique où j’ai eu l’opportunité de lancer le cycle des « B à Z », soit un double programme mensuel consacré aux cinémas de genre du passé. Cette programmation spécifique s’est rapidement externalisée à l’asbl Marcel.

Hélène : quant à moi, je travaillais dans une librairie. Avoir un travail en dehors du secteur du cinéma est important pour pouvoir mieux parler de la vie « réelle », de celle dont les films traiteront.

Qu’avez-vous fait avant AMER ?
nous avons coréalisé cinq courts métrages. Ce sont essentiellement eux qui nous ont appris les bases du cinéma. Ce sont par ces essais et tâtonnements qu’on a d’une part posé les bases de notre univers et d’autre part découvert empiriquement la manière dont se réalise un film.

Il s’agissait de courts autofinancés par ce que nous pouvions chichement économiser, et réalisés à la maison, avec des amis. Seul le cinquième et dernier, SANTOS PALACE, a bénéficié d’une production professionnelle.

Nos films résultent de la combinaison de ce désir de cinéma et des moyens qu’on a pour y arriver. Mais nous avons toujours eu pour ambition de livrer un produit fini dont on ne puisse pas sentir le manque de moyens.

L’autofinancement présente cet avantage de ne pas nous imposer de censure. Il y a des limites, cernées par les finances, mais pas de pression morale ou esthétique. Notre première expérience avec un producteur nous a fait découvrir la nécessité de justifier des choix, d’en mesurer la portée budgétaire. Jusqu’à lors, nous tournions surtout en fonction de ce qui était disponible. A couloir bleu, décors bleu.

Quel regard portez-vous sur vos films ?
Nous les décririons comme « instinctifs » par opposition à « intellectuels », en ce sens qu’ils se construisent pragmatiquement. Ce qui n’empêche pas un très grand travail d’écriture et de préparation, pour retranscrire au mieux les émotions et aussi évidemment pour rentabiliser au mieux des budgets limités. Par pragmatique, nous voulons aussi dire que, comme on l’a précisé il y a quelques instants, le résultat est parfois fonction de ce dont nous disposions, en termes par exemple de décors.

Vous avez indiqué que le dernier de vos courts a été réalisé avec l’aide d’un producteur extérieur. Quel souvenir en gardez-vous ?
L’expérience de SANTOS PALACE a été formatrice entre autre justement par ce rapport à la production. Nous avons ensuite pu mieux comprendre ce que nous voulions mais à l’époque, le rapport avec le producteur n’a pas toujours été facile, notamment suite à des problèmes de communication. Par exemple, il a eu du mal à comprendre notre mode narratif, basé sur l’interaction de nombreux plans courts et, à contrario, le peu de plans larges ou d’ensemble. SANTOS PALACE totalise 180 plans. C’est un découpage très riche. Le film était très écrit pour organiser ces gros plans en narration cohérente. En laisser tomber certains, comme on a pu nous le demander, aurait brisé le rythme propre du film, qui repose sur une mécanique de tension. Cette dernière nécessite une justesse de ton, de rythme et porte le film, contrairement à l’intrigue pure qui n’a pas une grande place ici.

Cependant, c’est de cette expérience qu’est né AMER, puisque Eve Commenge travaillait alors pour ce producteur et a ensuite créé sa propre société, Anonymes films, destinée à produire en Belgique des films de genre et dont AMER est un des premiers résultats.

AMER impressionne visuellement, mais pourtant, le budget est assez serré.
AMER, c’est 9 mois de préparation, 39 jours de tournage, une importante post production, notamment pour monter les 900 plans qui le composent… et tout ça pour un budget de 680.000 EUR.

Un des atouts évident du film est ce décor de grande demeure majestueuse mais en voie de délabrement, qui renvoie à toute une frange du cinéma transalpin ainsi qu’au gothique.
La maison est évidemment une demeure existante, à l’état de ruine, et qui sera probablement détruite un jour ou l’autre. Mais cet état était assez raccord avec le film.

Vous signez à deux vos réalisations, mais qui fait précisément quoi ?
Hélène : nous faisons tout à deux, il n’y a pas vraiment de spécialisation dans notre duo. Tout juste puis-je concéder une légère préférence pour le découpage tandis que Bruno se concentrera un peu plus sur le scénario.

Ce qui est étrange tant l’histoire porte sur un point de vue et un monde féminin
Hélène : oui, je suis responsable de l’idée de départ, de l’envie de creuser ce désir et cette fantasmatique féminine. Mais nous avons ensuite développé le scénario à quatre mains, en gardant cette volonté de conférer une présence physique à la sensualité, une connotation épidermique forte, en cherchant une traduction au ressenti de notre protagoniste, en cherchant à communiquer des sensations aux spectateurs. Nous avons beaucoup travaillé par associations d’idées, pour rendre palpable des souvenirs sensoriels, pour retranscrire des souvenirs émotionnels, au sujet desquels il est difficile de mettre des mots. On a cherché à filmer les blocages d’Ana.

AMER est votre premier long. Vous souvenez-vous de votre état d’esprit juste avant d’en entamer le tournage ?
Avant le premier clap, nous avons très peu dormi : un grand stress nous a envahi lorsque nous mesurions que nous étions sur le point de tourner notre premier long métrage. A cela s’ajoutait une préproduction épuisante puisque, petite structure oblige, nous étions obligé de prendre de nombreuses décisions et de nous impliquer sérieusement dans toute une série d’étapes préparatoires. Par contre, en dépit de nos appréhensions, le tournage en lui-même s’est très bien déroulé. Il y a même eu une libération à enfin tourner après cette préparation harassante, un vrai partage avec l’équipe. Mais deux jours avant le premier tour de manivelle, nous n’étions toujours pas certains que l’argent du tournage soit débloqué à temps. Pour l’anecdote, le premier jour du tournage, en 2008, a coïncidé avec le début de la crise mondiale. Le film aurait-il pu se monter quelques mois plus tard ? La post production a, elle aussi, été très difficile, surtout du fait de ce que tout s’enchainait très vite et de l’accumulation de fatigue depuis un certain temps.

Vous accompagnez souvent votre en festival ou en projection publique. Comment celui-ci est-il perçu par le public ? Tout en existant par lui-même, le fil développe un appareil référentiel qui ne sera pas perçu par tout le monde.
La réception dépend du public. Certains y voient une évolution du giallo, la première partie renverrait aux giallos des sixties, la deuxième, à ceux des seventies et la troisième, aux giallos plus tardifs. Et bien entendu, pour toute la frange du public qui ne connaît rien aux giallos, la lecture est encore autre. Parmi nos influences, on peut sans doute citer LA GOUTTE D’EAU, le sketch de Mario Bava dans l’anthologie LES TROIS VISAGES DE LA PEUR. Mais la deuxième partie, qui à l’origine aurait dû être le court métrage suivant SANTOS PALACE, renvoie aussi aux codes du western. On y trouve sans doute aussi des traces de notre amour des Pinku Eiga (films érotiques japonais) des seventies, et notamment de Konuma, le réalisateur de FLOWER AND SNAKE [NdA : 1974, pierre angulaire du cinéma érotique SM japonais, adapté d’un roman d’Oniroku Dan, premier d’une longue série de suites et de remakes].

On peut aussi évoquer notre goût des anime, au premier rang duquel nous plaçons Satoshi Kon [NdA : l’interview a été réalisée avant le décès de Satoshi Kon] qui, lui aussi, procède par un montage complexe pour servir sa narration. MILLENIUM ACTRESS, PERFECT BLUE et même sa production pour la série PARANOÏA AGENT sont des modèles, tant pour le découpage que pour la complexité de la narration ou pour le nombre de niveaux de lecture qu’ils offrent.

En festival, nous avons été confronté à des réactions très diverses. La première du film a eu lieu en Suède dans un festival qui avait déjà programmé nos courts métrages par le passé et s’était très bien passé. Mais pour notre part, c’était une énorme angoisse et nous étions focalisés sur des problèmes techniques. Heureusement, le public a apprécié.

Au final, on a constaté que la réception du film variait selon qu’il était présenté dans un festival généraliste ou plus spécialisé. Dans ce dernier, le public est plus au fait des références et perçoit un autre niveau de lecture. Mais, insistons, AMER a toujours été pensé pour être apprécié par un public ignorant tout du giallo. Dans ce cas, le spectateur s’attache d’ailleurs plus au thème du film, le rapport à sa sexualité d’une femme à trois moments de sa vie.

Un des atouts du film est la réutilisation de quelques pépites oubliées de la musique de films italienne
La négociation des droits de la musique a pris du temps, ne fut-ce que parce que les éditeurs de l’époque ont parfois disparu et qu’il est ardu de retrouver l’ayant-droit actuel. Il nous est arrivé d’avoir au bout du fil un vieux monsieur, ayant-droit d’un morceau qui nous intéressait, qui, bien que flatté de notre demande, se demandait bien pourquoi quelqu’un s’intéressait encore de nos jours à cette musique.

Quel regard portez-vous sur sa carrière en salle ?
Nous n’avons pas tellement bien vécu la sortie commerciale française du film, limitée à trois copies en première sortie. En effet, la tournée des festivals avait extrêmement bien fonctionné et avait généré un bouche à oreilles très positif et une attente, tant pour le public averti qu’au sein de la presse. Dès lors, le peu d’écrans disponibles à privé AMER d’une partie de son public potentiel. C’est dommage. En Belgique, la sortie est proportionnellement mieux gérée. Quoique également limitée dans le nombre de copie (deux), le film a été programmé à Bruxelles dans un cinéma, le Nova, qui a construit toute une thématique autour en exposant les projets d’affiche, et en programmant des giallos cultes ainsi que nos premiers courts métrages. Nous en sommes heureux car ce film a vraiment été pensé et conçu pour une vision en salle. Mais sa carrière connaitra sans doute encore des prolongements car, à l’heure où nous vous parlons [cette interview a été réalisée en juin 2010], le film a été vendu en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre où il est à chaque fois prévu pour une sortie cinéma.

Depuis sa sortie publique, nous recevons beaucoup de propositions, mais nous avons plutôt envie de creuser notre collaboration avec Anonymes films et l’équipe avec laquelle nous avons démarré. AMER était le premier long métrage de presque tout le monde dans cette production, ce qui fait peur, quand on y pense rétrospectivement.

Cliquez ici pour lire l’article sur AMER

Bruno Forzani et Hélène Cattet: les 5 courts qui ont précédé Amer

– Catharsis (2001, 3’)
– Chambre jaune (2002, 8’)
– La fin de notre amour (2003, 9’)
– L’étrange portrait de la dame en jaune (2004, 5’)
– Santos Palace (2006, 15’)

« Dix + un » films italiens cultes selon Bruno et Hélène :

– Tire encore si tu peux / Se sei vivo spara (Giulio Questi) – Cliquez ici pour lire la critique
– Les frissons de l’angoisse / Profondo Rosso (Dario Argento)
– Carole / Le venin de la peur / Les salopes vont en enfer / Una lucertola con la pelle di donna (Lucio Fulci)
– Les trois visages de la peur / I tre volti della paura (Mario Bava, plus particulièrement, le sketch La goutte d’eau) – Cliquez ici pour lire la critique
– Nerosubianco (Tinto Brass)
– L’étrange vice de Mme Wardh / Les nuits folles de Mme Wardh / Lo strano vizio della Signora Wardh (Sergio Martino) – Cliquez ici pour lire la critique
– Quatre mouches de velours gris / 4 mosche di velluto grigio (Dario Argento) – Cliquez ici pour lire la critique
– Inferno (Dario Argento)
– L’enfer des zombies / Zombi II (Lucio Fulci) – Cliquez ici pour lire la critique
– Keoma (Enzo G. Castellari)
– Big racket (Enzo G. Castellari) – Cliquez ici pour lire la critique

… et quatre immanquables japonais selon Bruno et Hélène :

– La femme scorpion : La tanière de la bête (Shunya Ito)
– Hanzo the razor : l’enfer des supplices (Yasuzo Masumura) – Cliquez ici pour lire la critique
– Les menottes rouges / L’aubergine était presque farcie (Yukio Noda)
– La bête aveugle (Yasuzo Masumura)

Propos recueillis par Philippe Delvaux
Merci à Bruno Forzani et Hélène Cattet


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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