Angoisse

Un texte signé Alexandre Lecouffe

Espagne - 1987 - Bigas Luna
Titres alternatifs : Anguish, Angustia
Interprètes : Zelda Rubinstein, Michael Lerner, Talia Paul, Angel Jové

Artiste polyvalent ayant œuvré dans le design et la peinture, le réalisateur catalan Bigas Luna fait ses débuts au cinéma dans l’Espagne post-franquiste de la fin des années 70 ; on retiendra de ses débuts deux longs métrages provocateurs et dérangeants influencés par le Surréalisme et fascinés par la laideur physique et morale : BILBAO (1978) et son psychopathe séquestrant une prostituée ainsi que CANICHE (1979) sur un couple incestueux et zoophile ! Dans les années 80, alors que son compatriote de la « Movida » Pedro Almodovar connaît succès et reconnaissance internationale, Bigas Luna ne réalise que peu de films (trois en comptant ANGOISSE, tous des échecs financiers) et se tourne vers d’autres formes artistiques (peinture, art conceptuel, vidéo…). C’est au début des années 90 que le cinéaste sort de sa relative confidentialité avec sa « trilogie ibérique » pleine d’audace satirique (JAMBON, JAMBON, 1992 ; MACHO, 1993 ; LA LUNE ET LE TETON, 1994) ; succès publics, consécration critique et récompenses dans de prestigieux festivals couronnent une série de films qui contribueront par ailleurs à faire découvrir l’acteur désormais incontournable Javier Bardem. Puis la filmographie de Bigas Luna se fait à nouveau plus discrète (LA FEMME DE CHAMBRE DU TITANIC, 1997) l’homme préférant se consacrer à d’autres expériences artistiques ; son nouveau long métrage pour le cinéma est prévu pour la fin de l’année 2012.

John est un vieux garçon qui vit chez sa mère, une femme étrange qui semble dotée de pouvoirs surnaturels et qui domine totalement son fils. Celui-ci, assistant dans une clinique ophtalmologique, est atteint de diabète et perd progressivement la vue. Il commet un jour une petite faute professionnelle, une cliente porte plainte et John risque d’être licencié. La mère, qui est au courant des événements grâce à un don télépathique, hypnotise son fils et le guide jusqu’à la demeure de la cliente mécontente ; John l’égorge, tue son mari et prélève leurs yeux à l’aide d’un scalpel, obéissant à la voix maternelle ! Mais cette histoire macabre n’était qu’une fiction, un film d’horreur projeté dans un petit cinéma de quartier ! Cependant, le personnage de la mère de John semble avoir hypnotisé plusieurs spectateurs ( !) mais surtout, une jeune fille remarque le comportement étrange d’un homme dans la salle ; nous comprenons vite qu’il s’agit d’un assassin !

ANGOISSE est le seul véritable film de genre de Bigas Luna que l’on classe généralement dans la catégorie « auteur un peu excentrique » à l’instar d’un Pedro Almodovar. L’œuvre qui nous intéresse est à la fois profondément référentielle, convoquant quelques figures essentielles du cinéma d’épouvante, mais également très personnelle dans sa façon d’utiliser un héritage surréaliste et d’amener son récit à développer une réflexion sur le cinéma. La première partie du long métrage, jusqu’à ce que l’on découvre que l’histoire de John et de sa mère est un film projeté dans un cinéma, est un remarquable réceptacle d’images et de motifs issus d’œuvres ou de genres appartenant à ce que l’on pourrait appeler « l’horreur moderne ». Celle-ci prend certainement naissance en 1960 avec les deux films matriciels que sont PSYCHOSE (d’Alfred Hitchcock) et LE VOYEUR (de Michael Powell) largement cités dans ANGOISSE. Comme Norman Bates, John a l’esprit parasité par celui de sa mère (existe-t-elle vraiment ou fait-elle partie du subconscient de son fils ?) ; comme Mark Lewis, ses pulsions scopiques le poussent au meurtre et comme ce dernier, il a servi de cobaye lors d’expériences traumatisantes menées par un de ses géniteurs. Le long métrage espagnol parvient à tisser une ambiance qui lui est propre, à la fois morbide, obsessionnelle et fétichiste : les séquences dans l’appartement familial conçu par Gaudi distillent un sentiment ambigu qui mêle à la beauté baroque du lieu l’aspect anxiogène de son ornement intérieur (la profusion d’oiseaux en cages, les objets ésotériques, les escargots sur le mobilier…). L’atmosphère étouffante pleine de peurs ancestrales que revêt cette première partie du film doit beaucoup à l’incarnation du personnage de la mère mi-enfant, mi-sorcière par l’excellente Zelda Rubinstein (la medium naine de POLTERGEIST de Tobe Hooper, 1982). La tonalité et l’imagerie personnelles créées par Bigas Luna continuent néanmoins de se nourrir d’influences cinématographiques variées lorsque le récit plonge brutalement dans l’horreur pure avec des séquences assez graphiques d’égorgements, de meurtres à l’arme blanche et d’énucléations…ANGOISSE cite alors explicitement la violence ritualisée du « giallo » et celle du cinéma d’exploitation américain des années 70, le personnage de John ayant également de nombreux points communs avec Frank Zito, le tueur fou du cultissime MANIAC de William Lustig (1980). Mais même lorsque, dans sa seconde partie, le film joue ouvertement avec les codes du « slasher » et se pare de couleurs « eighties », Bigas Luna infuse son dispositif dans un tel creuset de sources d’inspiration hétéroclites que son long métrage se différencie du simple exercice de style, de la relecture habile ou du pastiche opportuniste. Le réalisateur convoque en effet l’héritage surréaliste de ses deux compatriotes de génie Luis Buñuel et Salvador Dali, que ce soit lors de plans-citations de UN CHIEN ANDALOU (1928), dans l’utilisation d’une imagerie à la fois onirique et hermétique (les inserts sur une créature hybride formée d’un hibou et d’un escargot) ou par le biais de plans/symboles relevant davantage d’un « montage automatique » que d’un découpage logique de la narration. On sera également frappé par l’unité visuelle et thématique du film, notamment à travers son travail sur des motifs circulaires : celui de l’œil, récurrent, mais aussi celui de la spirale (et de son effet premier : le vertige) que l’on retrouve sous des formes diverses : la carapace de l’escargot, l’étrange conque qui relie la mère, par magie, au monde extérieur. Sans trop en dire sur le déroulement du dernier acte du film, on pourra saluer sa dimension à la fois ludique (ici, la mise en abyme tend vers un désir d’interaction avec le spectateur réel) et complexe (les deux récits de fiction finissent par se rencontrer et se contaminer l’un l’autre…).
Si ANGOISSE joue ouvertement sur le mode « métafilmique », il évite la posture postmoderne, le cynisme ou le second degré qui accompagnent généralement les œuvres recelant leur propre commentaire. Bien que réfléchissant à la fois sur les mécanismes de la peur, sur la nature parfois nocive que peut détenir une œuvre cinématographique, sur la responsabilité de son auteur sur un public dont il ignore tout, Bigas Luna n’en a pas moins livré un film de terreur purement viscéral. Une réussite majeure.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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