Bella Donna

Un texte signé Philippe Delvaux

Japon - 1973 - Eiichi Yamamoto
Titres alternatifs : La Belladone de la tristesse, Kanashimi no Beradona, Beladona, Belladonna, Die Tragödie der Belladonna, Belladonna of Sadness, The Tragedy of Belladonna, Belladonna, La sorcière

Dans un moyen-âge cruel, Jeanne aime Jean. Les deux tourtereaux se marient, mais le seigneur use de son droit de cuissage pour violer la mariée. Effondré, Jean en perd sa virilité et Jeanne vire névrotique. Accablés d’impôts, réduits à la misère la plus noire, Jean tombe malade tandis que Jeanne est accablée de visions où un homoncule phallique et falot lui promet puissance si elle lui abandonne son corps et son âme. Bientôt, elle file une laine de très bonne qualité qui se vend bien au marché, la sauvant de la famine. Enfin capable d’acquitter ses impôts, la famille est récompensée par le comte qui nomme Jean percepteur du village. Mais lorsque la guerre éclate, les paysans ne sont plus capables de payer le surcroit de taxes et Jean, incapable de reverser son dû au seigneur, est amputé de sa main gauche. Jeanne tire mieux son épingle du jeu et, le comte parti guerroyer, devient usurière. Mais cette position aisée lui vaut nombre d’ennemis et dès le retour du seigneur, elle est accusée de sorcellerie et, abandonnée par Jean, ne doit sa vie qu’à la fuite. Réfugiée dans une vallée reculée, elle a définitivement cédée au Phallus désormais surdimensionné et qui prend le pas sur elle. La voilà devenue rebouteuse. Lorsque la peste s’abat sur la région et décime la paysannerie, ses herbes parviennent à sauver nombre de vies. Cependant, ses pouvoirs effraient la femme du comte, qui complote pour la perdre. Le comte pousse alors Jean à convaincre sa femme de se présenter à la cour pour partager ses pouvoirs avec la noblesse…

Attention, film atypique.

Manga résolument hors du cadre stylistique de production auquel le Japon nous a habitués, LA BELLADONE DE LA TRISTESSE est un cas quasi unique du dessin animé japonais.

Cette toute petite production a dû composer avec des moyens limités, ce qui se marque par une animation très limitée sur une grande partie des séquences, celles-ci se composant alors souvent d’un dessin unique autour duquel se meut la caméra. Nous étions certes déjà habitués à ce genre de composition à l’économie, initiée d’ailleurs par Osamu Tezuka, avec les mangas destinés au petit écran, mais c’est l’ampleur du procédé qui étonne ici : non seulement de très nombreux plans sont composés par cette (absence) technique, mais en outre, les passages animés ne le sont souvent que très partiellement, pour un personnage ou un élément de décors. On a retrouvé il y a quelques années cette économie de production dans un autre animé indépendant cruel et radical : MIDORI.

Et pourtant, ce qui pourrait sembler une limitation fait au contraire la force du métrage. Figés, les dessins acquièrent la force d’une illustration. Et ainsi limitée, l’animation fait ressortir avec plus de force les éléments sur lesquels elle se concentre. La belle ouverture du film fait d’ailleurs office d’introduction stylistique : un écran blanc, la caméra bouge et une simple ligne noire entre dans le cadre, elle se développe en formes avant de composer avec la couleur, l’animation réelle ne venant qu’ensuite.

Visuellement, ce manga réfère à des codes esthétiques occidentaux. Certes, nombre d’animés de l’époque présentaient des personnages occidentalisés, mais ici, le design renvoie à quelques prestigieuses références alors contemporaines et pour la plupart issues du monde de l’illustration ou de la BD : Philippe Druillet (le comte ou la comtesse), Guido Crepax (les corps longilignes aux membres étirés… et évidemment le contexte érotique). Mais la référence la plus évidente est celle de l’Art nouveau, Mucha et Klimt en tête. Les volutes, les arabesques et le côté hyper graphique de l’animation n’auraient pas déparé dans des affiches début de (XXe) siècle. Ce qui ne serait qu’un juste retour des choses, on sait en effet que l’art nouveau a été imprégné par la vague japonisante qui s’est emparée de l’Europe à la fin du XIXe siècle, et notamment par les estampes du « monde flottant » (càd le mouvement artistique centré thématiquement sur des sujets plus légers, et notamment celui des jolies femmes et des courtisanes). De nos jours, on pourrait chercher une descendance au graphisme de LA BELLADONE DE LA TRISTESSE dans l’œuvre de l’illustrateur Yoshitaka Amano. L’ambiance générale du film nous évoque la transposition animée de la musique de Moussorgski, Une nuit sur le mont chauve, moins l’épisode de Fantasia cependant que la version d’Alexandre Alexeieff (1933). Enfin, si le petit peuple du village renvoie à l’imagerie qu’on trouve par exemple chez un Breughel, les parties plus fantastiques évoquent plus qu’à leur tour les diableries de Jérôme Bosch.

LA BELLADONE DE LA TRISTESSE est adaptée du roman « La sorcière » (1862) – lui-même basé sur une anecdote historique – dû à la plume féconde de l’historien Jules Michelet (1798-1874). Tombée dans le domaine public, on trouve sans problème de nos jours ce roman en ligne.

LA BELLADONE DE LA TRISTESSE a connu à l’époque une exploitation limitée, le studio de production tombant en faillite peu après la finalisation du film. Ce dernier est sorti en Japon en 1973 mais y a essuyé un échec commercial. Il a cependant été présenté au festival de Berlin de l’époque.

On entend souvent parler de la rareté de ce film. Mais s’il est vrai qu’il n’a été que peu diffusé hors du Japon, la France semble alors une exception : on lui connait une sélection en compétition à l’édition 1975 du festival d’Avoriaz, précédée le 12 août 1974 par une projection au Premier Festival d’Eté de la Clef (Paris). Il a également été présenté au marché du film à cannes en 1974. Il sort en salles françaises sous le titre BELLADONNA, sous-titré LA SORCIÈRE, le 12 mai 1975 et réalise 37.000 entrées. On retrouve ensuite sa trace pour des diffusions lors de la Biennale d’Orléans de 1995, aux Nouvelles Images du Japon de 1999, à la Cinémathèque française en 2008, à la Cinématek (belge) en 2012. En 2013, il enchantait les spectateurs du Fantasia et ceux de l’Etrange Festival. Et débutait enfin à la télévision le12 octobre 2013, programmé par l’indispensable ARTE. En Belgique, il aurait été distribué en salle en 1975 par Excelsior. En 2014, le festival Offscreen ne se contente pas de le programmer à Bruxelles et Amsterdam, mais l’inclut dans une thématique Gisaburo Sugii, animateur en chef sur BELLADONNA, et dont on découvrira, outre un documentaire sur Sugii, ses NIGHT OF THE GALACTIC RAILROAD et THE TALE OF GENJI.

Il fait partie d’un triptyque produit par le studio Mushi production. Celui-ci, géré par Osamu Tazuka, cherche à la fin des années ’60 à se diversifier et entreprend alors de produire des animés pour adultes, secteur alors tout nouveau. Pour toucher ce public, Mushi se décide pour l’érotisme. A l’époque, le cinéma nippon est en crise, concurrencé par la télévision. Vers 1964, l’érotisme en tant que genre distinct y nait avec les pinku. Et début des années ’70, la Nikkatsu envahit ce créneau en ne produisant plus que des érotiques, les fameux Roman porno. L’époque est donc propice à l’érotisme et l’animation s’y essayera aussi (FRITZ THE CAT aux Etats-Unis, les premiers Picha en Europe). LES MILLE ET UNE NUITS, le premier animé érotique de Mushi production, est un succès en 1969… Mais hélas suivi par l’échec l’année suivante de CLÉOPATRE. LA BELLADONE DE LA TRISTESSE est le dernier des trois Animerama, noms donné à ce genre de mangas érotiques par son « inventeur », Osamu Tezuka. L’érotisme dans l’animation fera cependant ensuite florès au japon, par le biais des Ecchi, certes, mais surtout par celui des Hentai (les animés pornographiques).

LA BELLADONE DE LA TRISTESSE est donc une œuvre érotique. Sans aucune ambigüité, on y voit un esprit de forme phallique, d’abord rabougri et qui finit verge dure et triomphante. Nombre de séquences érotiques sont traitées par des astuces graphiques qui empruntent à la métaphore, à la litote, à l’hyperbole ou la métonymie. Ceci tient évidemment au niveau de censure de l’époque, mais ce n’est pas la seule raison. Ce traitement de l’érotisme en renforce à l’évidence la puissance. En outre, d’autres séquences sont plus frontales : ainsi des bacchanales où se donnent à voir en arrière-plan nombre de pratiques sexuelles explicites.

La belladonne, soit littéralement la « belle femme », est cette plante vénéneuse, mortelle même, utilisée cependant dès le moyen-âge à la fois à des fins médicales, mais aussi supposément par les sorcières pour obtenir des hallucinations leur permettant de voir le Diable. Le nom proviendrait d’Italie où des élégantes s’en imprégnaient les yeux afin d’agrandir leurs pupilles et de paraitre ainsi plus désirables. Tout ceci nous renvoie aux thèmes du film, mélangeant mort et sexualité.

Le démon ou l’esprit qui vient aider Jeanne peut tout aussi bien être vu comme une expression de son subconscient. Aliénée par son viol et sa condition de pauvresse, délaissée par un mari psychologiquement castré par l’humiliation subie et par la pénibilité de son labeur, Jeanne trouve le chemin de la résilience en s’abandonnant à ses désirs. Elle se réalise alors et trouve la liberté dans l’amoralité… laquelle se heurte alors de front aux craintes de la société, aussi bien de la plèbe jalouse que du seigneur inquiet, qui ne peut accepter cette prise de liberté.

L’intrigue est cruelle : les intervenants sont dénués de bonté ou carrément malveillants : le comte (au visage de tête de mort) règne d’une main de fer, parfaitement secondé en cela par son épouse, le page est perfide par amour de la comtesse, le petit peuple est envieux. Même Jean est lâche et son ascension sociale provisoire ne se réalise que lorsqu’il devient percepteur de taxe… On se rapproche un peu de l’œuvre d’un autre grand nom de la BD érotique de l’époque, Georges Pichard avec des héroïnes naïves, à la sensibilité sexuelle affirmée, livrées à un monde sadique et tourmenteur.

On peut se demander quelle est la lecture morale de la sorcière. Chez Michelet, la sorcière semble réhabilitée. Dans la transposition érotique de l’animé, c’est plus flou : innocente, elle est victime de la société. Mais dès lors que la sorcière figure le désir féminin libéré, on en retient que c’est ce même désir qui est dangereux. Cet angle moral devient alors ambigu : est-il progressiste (le réalisateur ne condamne pas par son regard Jeanne, son désir est alors acceptable) ou conservateur (les faits décrits montrent que le désir mène à la perte) ? A chacun de trancher.

En tous cas, l’ambiguïté par rapport à l’érotisme (est-il promu ou au contraire simplement exploité sous couvert de discours moral ?) est parfaitement en phase avec l’époque : le cinéma érotique (ou plutôt graveleux) des débuts a souvent joué de films faisant semblant soit de dénoncer soit d’éduquer pour in fine mieux montrer.

Certaines péripéties sont également en phase avec la culture japonaise : la cruauté générale, la fascination pour les handicapés, via la main tranchée de Jean, le viol initial comme déclencheur de la sexualité (contrecarré ensuite par le reste de l’intrigue qui montre [le subconscient de] Jeanne prendre « les choses en main »).

On l’a compris, la richesse et la singularité de ce film le rendent absolument incontournable pour tout cinéphile, et pas uniquement de genre. Un must see.

[Mise à jour juin 2016: depuis la parution de ce texte, en 2013, La Belladone de la tristesse est sorti en salle en France le 15 juin 2016, par la grâce du distributeur Eurozoom, sous un nouveau titre: Bella Donna (ou Belladonna, titre d’exploitation française d’époque au vu de l’affiche). Nous avons conservé dans notre texte le titre français d’époque de rédaction. Potemkine s’adossant à la distribution, on peut en outre espérer une sortie vidéo dans la foulée]

Retrouvez notre couverture du festival Offscreen 2014.

Retrouvez notre couverture de l’Etrange festival 2013.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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