Berberian sound studio

Un texte signé Philippe Delvaux

UK - 2012 - Peter Strickland
Interprètes : Toby Jones, Tonia Sotiropoulou, Cosimo Fusco

Anno 197X, Gilderoy (Toby Jones), ingénieur du son doué mais réservé, est engagé pour mixer un film italien. Entre un producteur arnaqueur et dominateur, une secrétaire revêche, des bruiteurs loufoques, des actrices au tempérament latin et un réalisateur débonnaire et obsédé, il se sent de plus en plus mal. Habitué à sonoriser de bucoliques documentaires sur la campagne anglaise, le mixage d’un film d’horreur aux forts relents sadiques lui est de plus en plus difficile.

BERBERIAN SOUND STUDIO est une gigantesque déclaration d’amour au cinéma populaire italien de la grande époque. Un parfum de giallo plane sur le film sans pour autant que celui-ci cède jamais à son appel : aucun meurtre, mais bien ce fumet typique légèrement fantastique, cette ambiance délétère, schizophrénique. Gilderoy ne travaille pourtant pas sur un giallo mais bien sur un film de tortures médiévales, sans doute un Women in prison. Le sadisme fut, rappelons-le, une des composantes majeures du ciné populaire italien.

Peter Strickland livre un travail très référentiel. Ainsi, à un moment, les protagonistes évoquent la « marque du diable » – recherchée par l’inquisition sur les prétendues sorcières – ce qui nous rappelle évidemment le titre homonyme de Michael Armstrong, THE MARK OF THE DEVIL (1970)… un film de tortures médiévales justement. D’Angleterre – tout comme le réalisateur de BERBERIAN SOUND STUDIO – nous est venu en 1968 cet autre mètre-étalon du film d’inquisition : LE GRAND INQUISITEUR (Michael Reeves).

Etrangement, c’est moins à l’Italie qu’à d’autres cinématographies qu’on pense à la vision de BERBERIAN SOUND STUDIO : BLOW OUT de Brian de Palma évidemment, film séminal sur le son et lui-même démarquage du BLOW UP de l’Italien Antonioni, et d’autre part LE VENTRE DE L’ARCHITECTE de Peter Greenaway, dont on retrouve la même idée de l’étranger noyé dans l’Italie des combines dont il ne peut saisir le fonctionnement.

BERBERIAN SOUND STUDIO se situe dans cette mini-vague du néo giallo qui s’empare depuis quelques années de l’Europe … à l’exception semble-t-il de sa mère patrie, l’Italie : la tête de file en serait évidemment l’insurpassable AMER (2009) d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, mais on peut également citer les français François Gaillard & Christophe Robin (BLACKARIA, 2010, LAST CARESS, 2010) et sans doute OSSESSIONE de Guillaume Beylard (2006) ainsi que IL GATTO DAL VISO D’UOMO (2009, Marc Dray, moyen métrage français comme son titre ne l’indique pas). BERBERIAN SOUND STUDIO est quant à lui une production majoritairement anglaise.

Ce revival du giallo – ou d’œuvre discourant de ce genre – est lui-même inclus dans un plus vaste mouvement de réhabilitation des films de genre des années ’60-’80, porté par l’inévitable Quentin Tarantino, mais qui s’est épanoui dans un assez grand nombre de petites productions ces 15 dernières années. Outre le recul par rapport au genre originel, BERBERIAN SOUND STUDIO s’inscrit parfaitement dans la culture née des dvd, celle des making of, puisque l’intrigue traite de la fabrication du film, du moins de l’une de ses composantes, le son, qui n’en est certes pas la moindre dans le genre considéré.

Le concept réfère à une caractéristique des films de genre italiens qui n’étaient en effet pas tournés en sons directs. Tout était donc reconstitué en studio. Le sujet a déjà été évoqué : à l’aube des années ’90, une comédie italienne prenait pour protagoniste un bruiteur italien – mais de dessins animés – , le très bon VOLERE VOLARE de Maurizio Nichetti (aka L’AMOUR AVEC DES GANTS, 1991).

Dans le métrage dont s’occupe Gilderoy, tout le travail sur le son est donc reconstitué et met à rude épreuve les légumes à la base de nombreux effets. Un plan discourt sur cette composante quand nous voyons Gilderoy recréer une tronçonneuse en passant du jus de tomate au mixer. Le voilà bientôt éclaboussé… comme ensanglanté. En une idée, le réalisateur a fait la jonction entre le trucage sonore et l’effet qu’il est censé illustrer.

Notons que nous ne verrons jamais « Il vortice equestre », le film qu’est censé sonoriser toute l’équipe. Il restera toujours hors champ et nous nous contenterons d’en entendre les dialogues et effets, recréés sous nos yeux. C’est toute l’artificialité du medium cinéma qui est ici soulignée (« un mensonge à 24 images par seconde »), sa construction en tant qu’œuvre d’art ou produit commercial.

Notre autre porte d’entrée par rapport à ce film mystérieux sont les regards de Gilderoy, atterré par ce qu’il doit mettre en son et les réactions, blasées, indifférentes, goguenardes, vénales ou illuminées du reste de l’équipe. L’authenticité ou la fausseté du spectacle découlent de sa perception et non de pseudo qualités intrinsèques, et cette perception varie selon chacun.

Seule exception à l’absence d’« Il vortice equestre » : son générique ouvre presque BERBERIAN SOUND STUDIO, comme si les deux en venaient à se confondre.

Cette confusion finit par s’imposer en fin de métrage, quand se produit une mise en abime où Gilderoy fusionne avec la pellicule même. Par la suite, nous le verrons transformé, capable dorénavant de s’exprimer en italien, comme absorbé par le pays. Cette rupture n’est pas sans évoquer, en mode mezzo, le David Lynch de LOST HIGHWAY ou de MULHOLLAND DRIVE, ce que nous confirme le remplacement d’une doubleuse par une autre… jouée par la même actrice.

On l’a dit, le film joue des ambiances, des décors, des tenues. Il recrée une époque désormais révolue sur un mode maniériste qui utilise beaucoup le noir : scènes de nuit, pénombre ou fondus. Quelques mois plus tôt, deux autres longs métrages ont recréé l’ambiance des années ’70, sous un angle radicalement différent, celui de l’espionnage : ELIMINATE ARCHIE COOKSON, présenté au BIFFF 2012, et LA TAUPE de Tomas Alfredson.

En dépit de son originalité, et de ses qualités, BERBERIAN SOUND STUDIO est sans doute un film pour cinéphiles dont on voyait mal comment il pouvait sortir en salle par chez nous. Il s’adresse plus à une niche. Et pourtant, précédé d’une belle carrière festivalière et de quelques prix glané ici et là (notamment à Gerardmer), Berberian sound studio sort finalement en salle en avril 2013 en France et en Belgique. Auparavant, il aura été programmé à Gerardmer 2013 et, bien avant à l’Etrange festival 2012. En Belgique, sa sortie salle aura été précédée de l’ouverture, rien que ça, du Festival Offscreen, en présence de Peter Strickland.

Au final, si l’amateur de giallo pur restera sur sa faim car il ne s’agit ici aucunement d’une enquête sur fond de meurtre mais bien d’une évocation, d’une ambiance. Mais in fine, c’est sans doute bien plus intéressant.

Retrouvez notre couverture de l’Etrange Festival 2012.

Retrouvez notre couverture de Offscreen 2013.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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