Un texte signé Éric Peretti

- 2014

DossierFestival Black Movie 2014

Black Movie 2014

Toujours acharné à défendre un cinéma différent et généralement peu exposé, le Festival International de Films Indépendants de Genève, Black Movie, fêtait du 17 au 26 janvier son quinzième anniversaire, s’offrant pour l’occasion un retour en arrière, en plus d’une programmation particulièrement alléchante, avec la projection de quinze films ayant marqué l’histoire de cette manifestation culturelle indispensable. Courtoisement invité, le site Sueurs Froides ne pouvait manquer un tel événement et, sachant que la plupart des œuvres proposées durant ces dix jours étaient originaires d’Amérique Latine, d’Afrique ou d’(Extrême) Orient, il fut vite évident que le billet destiné à rallier la Suisse voisine allait nous faire voyager bien plus loin que nous ne l’aurions imaginé. Avec plus d‘une centaine de destinations possibles en autant de séances, nous avons mené notre barque au hasard des courants, privilégiant autant la découverte de nouveaux horizons que les retrouvailles avec de vieilles connaissances.

La section Happy Birthday !, composée des films préférés de l’équipe de passionnés responsable du festival, favorisait justement ces retrouvailles en présentant une œuvre antérieure de quelques cinéastes dont les derniers films étaient au programme d’autres sections. Parfaits pour noter une évolution de style, marquer la continuité de création d’un univers singulier ou appuyer une résonnance thématique, ces doubles programmes improvisés étaient également le moyen idéal pour démarrer en douceur notre voyage. Ainsi, après s’être remémoré que le délirant GOZU (2003) marquait la fin d’une période de liberté artistique totale pour le très prolifique Takashi Miike, il fut possible de s’enquérir de la suite de son travail, depuis son intégration au sein du système des studios, avec le très bon SHIELD OF STRAW (2013). On y suit une équipe de policiers devant protéger et convoyer à travers le pays un criminel dont la tête a été mise à prix pour un milliard de yens par le grand-père de l’une de ses victimes. Face à une telle somme, tout le monde, y compris la police, est prêt à revoir ses principes, surtout que ce criminel se révèle être un pédophile récidiviste hautement détestable. Certes très éloigné des films plus personnels que Miike enchaînait à tour de bras durant les deux décennies précédentes, SHIELD OF STRAW reste cependant un excellent divertissement.
De son côté, Hitoshi Matsumoto demeure fidèle à lui-même avec son nouveau délire, R100 (2013), qui utilise à nouveau un élément emblématique du Japon, cette fois le sadomasochisme, pour construire une histoire complètement décalée à plusieurs niveaux de lecture. Avec son tempo lent et la mise en abyme de son propre scénario qui est commenté ponctuellement par des producteurs de cinéma, faisant du film un film dans le film, R100 va ravir autant les amateurs de Matsumoto, qui ne s’est donc pas trahi, que ses détracteurs qui pourront clamer que le cinéaste tourne en rond. Quant à ceux qui venaient pour découvrir son univers nonsensique pour la première fois, ils furent bien heureux de pouvoir doubler leur plaisir avec la projection de SYMBOL (2009).
Autre enragé du cinéma nippon, Sion Sono, après avoir frôlé la respectabilité le temps d’un beau film sur le drame du nucléaire, revient à un cinéma plus punk et vivant avec WHY DON’T YOU PLAY IN HELL ? Véritable déclaration d’amour au Septième Art, le film arrive à trouver un équilibre miraculeux dans un bordel généralisé mais toujours maîtrisé. Entre adolescents attardés, lolita grincheuse et yakusas ineptes, le nouveau Sion Sono est un pur moment de joie communicative qui ne cherche jamais à caresser le public dans le sens du poil, ni à se conformer à une structure narrative classique. Pourtant, il suffisait d’entendre les rires dans la salle ou de voir l’air béat des spectateurs après la projection pour se rendre compte que la magie a opéré, WHY DON’T YOU PLAY IN HELL ? est une cure rafraichissante contre la morosité ambiante.
Les nouvelles de Johnnie To, dont seul une nouveauté était présentée, sont bonnes également puisque le bonhomme a effectué un retour en Chine pour y tourner un nouveau film policier de haute tenue, DRUG WAR (2012). Bande jouissive et immersive qui embarque ses spectateurs dans une filature passionnante dès ses premières images, pour ne plus les lâcher jusqu’à un final aussi noir que concis, DRUG WAR compte aussi une éprouvante et dantesque fusillade qui n’épargne pas ses protagonistes, prouvant la vivacité et le refus du conformisme de ce réalisateur capable du meilleur comme du pire.
Déception en revanche du côté de Brillante Mendoza dont le dernier film ne pouvait soutenir la comparaison avec le terrifiant et bien trop réaliste KINATAY (2009). SAPI (2013) avait pourtant tout pour plaire avec son histoire de rivalité entre deux chaines de télévision sur fond d’un cas de possession. Alors que les tempêtes qui s’abattent sur les Philippines semblent redoubler d’intensité, les personnages impliqués dans l’affaire commencent à avoir des visions cauchemardesques… Visuellement laid et n’arrivant jamais à devenir un tant soit peu effrayant, SAPI finit par agacer et draine le spectateur vers l’ennui. Peut être la plus grosse déception du festival.
Enfin, du mexicain Amat Escalante, il fut possible d’observer l’accentuation de l’étonnante maîtrise formelle opérée entre LOS BASTARDOS (2009) et son dernier opus. Voulant représenter la violence qui gangrène son pays de la manière la plus abjecte possible, HELI (2013) retrace les conséquences tragiques des actes d’une gamine voulant grandir trop vite. En cachant de la drogue, dérobée par son petit ami, au sein de la maison familiale, Estela va plonger avec les siens dans un enfer dont personne ne sortira indemne. Culminantes en milieu de métrage, la violence frontale et la sensation oppressante de danger s’effacent progressivement pour laisser la place à une phase de reconstruction spirituelle indispensable pour tenter d’atténuer le souvenir des horreurs subies.

Quittons maintenant les univers familiers pour nous lancer, sur les conseils avisés de deux réalisateurs s’étant vus octroyer une carte blanche par le festival, sur les chemins risqués de la pure découverte. Chaudement recommandé par Amat Escalante, WHITE SHADOW (2013) dépeint le quotidien d’Alias, jeune albinos vivant au cœur de la Tanzanie, qui, après avoir assisté au massacre de son père, porteur de la même anomalie cutanée, par des guérisseurs afin de récupérer ses organes, est confié aux bons soins de son oncle, petit escroc aux prises avec de plus redoutables bandits. Finalement très proche de l’univers du mexicain, le film de Noaz Deshe, porté par une beauté plastique sans faille, nous donne à voir une Afrique cruelle où l’argent et les superstitions règnent en maîtres. Pourtant WHITE SHADOW arrive à s’élever au-delà de l’amertume de son propos pour acquérir une poésie de l’urgence qui vient squatter notre mémoire bien après la projection. Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé en décernant son prix à ce film dont on espère qu’il sera distribué très vite.
L’autre découverte majeure du festival, nous la devons à Pen-Ek Ratanaruang, dont il fut possible de revoir le déjanté LAST LIFE IN THE UNIVERSE (2007), qui a utilisé sa carte blanche pour parrainer le film AGRARIAN UTOPIA (2009) de son compatriote Uruphong Raksasad. En suivant le quotidien, à peine romancé, de deux familles de paysans du nord de la Thaïlande qui croulent sous les dettes et pratiquent une agriculture d’un autre temps, le film pose l’inéluctable constat que dans notre monde moderne on perd notre vie à la gagner. Pourtant le cinéaste se refuse à glorifier la misère ou à se poser en donneur de leçon, et fait d’AGRARIAN UTOPIA une ode au dur labeur des travailleurs de la terre. Utopiste serein mais conscient, il est depuis lui-même devenu agriculteur, Uruphong Raksasad s’impose avec humilité comme le gardien d’un paradis perdu.

Attiré par la section Flirts avec le Fantastique, nous nous sommes aventurés en territoire colombien pour découvrir EL RESQUICIO (2012) d’Alfonso Acosta. Empruntant sa forme aux contes cruels dont on abreuve les enfants, ce premier film amorce hélas plus de pistes scénaristiques qu’il ne peut en suivre et n’arrive jamais à s’imposer comme un tout. MUJER CONEJO (2013) de Veronica Chen compte parmi les déceptions avec son récit ambigu qui compare l’immigration chinoise en Argentine à une invasion incontrôlable de lapins enragés et meurtriers. Le mélange de prises de vue réelles et d’animation était une bonne idée, mais l’ensemble ne mène nulle part.

La dernière partie de notre voyage repose sur la délicieuse sensation de se rendre à une projection sans avoir pris le temps de consulter le programme. La répartition aléatoire des séances nous fit prendre un billet pour TRAPPED (2012) de Parviz Shahbazi durant lequel nous avons partagé l’oppressant cauchemar de son héroïne au grand cœur qui, en voulant aider son prochain, s’enfonce dans une spirale infernale où chacun de ses mouvements ne fait que l’enliser un peu plus dans les sables mouvants d’une société iranienne superficielle et corrompue. Drame social construit comme un thriller, TRAPPED est captivant de bout en bout et vient témoigner de la vitalité du cinéma iranien. Désirant prolonger l’expérience dans ce pays, nous sommes allés à la rencontre, dans tous les sens du terme, d’une jeune réalisatrice de 24 ans, Anahita Ghazvinizadeh, après avoir été touché par la justesse de son court métrage WHEN THE KID WAS A KID (2009). Par l’intermédiaire d’un jeu de rôle où les enfants d’un immeuble deviennent leurs parents, l’on découvre la solitude d’un jeune garçon et les préjugés de ses voisins concernant sa mère célibataire. Poursuivant sa carrière aux États-Unis, la réalisatrice à depuis signé un second court, NEEDLE (2013) qui aborde le passage à l’âge adulte d’une adolescente toute aussi délaissée par ses parents, plus préoccupés par leurs tracas quotidiens insignifiants. Sans aucun doute une future grande à suivre de très près.

Même en ayant assisté qu’à une petite partie de la manifestation, on se rend très vite compte que le Black Movie est un festival nécessaire à la survie d’un cinéma différent. Ne se contentant pas de simplement diffuser les films, l’équipe festivalière les accompagne de présentations succinctes mais toujours passionnées et didactiques, lorsqu’elle n’en propose pas un prolongement interactif avec l’organisation d’une table ronde ou de conférences. À titre d’exemple, la passionnante conférence animée par Philippe Gonzalez, sociologue à l’Université de Lausanne, pour accompagner l’effarant documentaire GOD LOVES UGANDA (2013), de Roger Ross Williams, sur les soldats du mouvement évangélique qui vont semer les graines de l’intolérance sur le terreau fertile d’une Afrique en plein désarroi, a permis non seulement de revenir plus en détails sur les événements décrits dans le film, mais aussi de les actualiser, tout en les mettant en perspective avec la réalité religieuse mondiale.

Plus qu’une suite ininterrompue de projections, le festival Black Movie est un outil d’instruction, un lieu d’échanges et de rencontres, un relais de l’information du monde. C’est aussi et surtout un espace de liberté qu’il faut préserver afin d’offrir une alternative à la standardisation culturelle lénifiante du monde moderne. Longue vie au Black Movie !

Un grand merci à toute l’équipe du festival.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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