BIFFF 2013review

Blancanieves

Séville, 1910. Le toréador Antonio Villalta reste paralysé d’un accident de tauromachie, juste au moment où sa femme meurt en couche de la petite Carmen. L’infirmière Encarna, entendant mentionnée l’immense fortune du toréro, manigance pour l’épouser, afin de prendre contrôle de celle-ci, délaissant immédiatement son mari impotent. Carmen est élevée par Doña Concha, sa grand-mère, Encarna empêchant son père de garder le contact. Mais à la mort de la grand-mère, Encarna est bien obligée de recueillir Carmen, qu’elle maltraite, lui interdisant de voir son père, confiné dans sa chambre, la faisant dormir dans une sombre cave et l’astreignant aux travaux les plus ingrats et lourds. Réussissant à renouer en secret le contact avec son père, Carmen grandit, s’accommodant de sa situation. Son père lui transmet les rudiments de son art. Mais, alors que Carmen est devenue une jeune femme, la marâtre finit par découvrir sa relation avec son père. Elle charge son domestique, accessoirement soumis et amant, de tuer Carmen après s’être elle-même débarrassée de Villalta. Mais le larbin bâcle sa mission et abandonne Carmen pour morte dans la forêt. Devenue amnésique, elle est recueillie par une troupe de nain ambulant, pratiquant la tauromachie de village en village. Ils la rebaptisent Blanche Neige (Blancanieves). Sauvant le leader de la troupe qui se faisait malmener par un taureau, elle se remémore des bribes de son passé et se révèle un toréador accompli. Evincé de fait de sa position de leader par le succès public de la jeune femme dans l’art taurin, le chef de la troupe jalousera dorénavant Blanche Neige. La renommée de la troupe grandit au fil des représentations, le succès de Blanche Neige prenant l’ascendant sur celui de ses comparses nains. L’apothéose étant sa programmation au Colisée, gigantesque arène où triompha et chuta jadis son père. C’est à ce moment qu’Encarna reconnait en Blanche Neige sa belle-fille Carmen et décide de la supprimer une fois pour toute.

Ce résumé confine au synopsis, mais le lecteur nous excusera : l’histoire est finalement connue de tous, c’est sa réinterprétation qui intéresse ici.

Les contes ont le vent en poupe ces dernières années. Le plus souvent, ils sont redéclinés dans des formats standardisés de cinéma popcorn d’aventure, dénués de tout enjeu thématique et parfois de brio dramatique : HANSEL ET GRETEL CHASSEURS DE SORCIÈRES, LE PETIT CHAPERON ROUGE, JACK TUEUR DE GÉANTS, la suite du MAGICIEN D’OZ par Sam Raimi et on ne citera pas la tonne de films d’animation produits dans la foulée des SHREKS (et souvent pour le pire, souvenons-nous de LA VÉRITABLE HISTOIRE DU CHAT BOTTÉ ou, pour revenir à Blanche neige, de la version de Picha) … Même Tim Burton n’a pu vraiment retrouver l’essence d’ALICE AU PAYS DES MERVEILLES, alors que Jan Svankmajer en avait donné une vision toute personnelle follement réussie au milieu des années ’80. Parfois, les contes sont cependant réinvestis avec bonheur.

Depuis le dessin animé de Walt Disney (1937), le conte de Grimm a été adapté à de nombreuses reprises, le plus souvent pour la télévision cependant. Parmi les tentatives « autres », signalons d’une part l’érotique BIANCANEVE & CO de l’ineffable Mario Bianchi (1982), tiré du fumetti de Leone Frollo (on connait d’autres versions érotiques des contes de Grimm), et d’autre part, au début des années 2000, la réappropriation par le très auteurisant Joao César Monteiro de l’histoire avec son BRANCA DE NEVE à l’approche radicale puisqu’il n’y a (presque) aucune image, juste le conte déclamé sur fond noir (à l’instar du BLUE de Derek Jarman quelques années plus tôt). La vague récente du retour des contes sur grand écran a englobé Blanche Neige, dont deux nouvelles adaptations sont sorties peu avant notre BLANCANIEVES. Si Tarsem Singh n’a guère été au-delà de son habituelle maestra visuelle, tout en livrant quand même un superbe conte pour enfants, avec MIRROR, MIRROR, Rupert Sanders a, lui, tenté une approche plus noire, avec des touches réalistes, pour son BLANCHE NEIGE ET LE CHASSEUR, sans doute un des plus réussis des contes revisités par les studios ces dernières années (et dont une suite est d’ailleurs en cours de production !). Mais, tous intéressants qu’ils soient, ni MIRROR, MIRROR, ni BLANCHE NEIGE ET LE CHASSEUR ne se hissent à la cheville de BLANCANIEVES.

On peut sans conteste parler de chef d’œuvre pour ce dernier.

Au 31e Brussel International Fantastic Film Festival (BIFFF), BLANCANIEVES faisait partie des meilleurs films programmés. Présenté dans la compétition alternative, il est assez logiquement reparti avec le Prix du 7e Parallèle.

Dans la foulée, BLANCANIEVES est sorti en salle en Belgique en avril 2013. Auparavant, il avait atteint les salles françaises en janvier 2013.

TABOU, THE ARTIST, BLANCANIEVES, et toujours les films de Guy Maddin. On va se demander ce qui fait qu’une esthétique du passé (le muet et le noir et blanc) retrouve autant de force, pour des résultats à ce point réussis. Que va-t-on chercher dans ces choix, jugés dépassés jusqu’il y a peu, qui donne à ces films à la fois du contenu et un style. On serait tenté d’y voir un effet de réaction au cinéma commercial Hollywoodien contemporain. Ayant démissionné de toute ambition adulte, se recentrant depuis de trop nombreuses années sur les effets spéciaux, déployés en maxi budgets, il se vide de toute substance, créant un appel d’air d’une partie du public en demande de films plus incarnés et nourris. Le cinéma du muet et du Noir et blanc, du moins dans les films qui ont survécus dans la mémoire collective, offre ce surcroit de sens. Il y a une fantasmatique du muet dans le grand public, dont une large partie n’a quasi jamais vu de films de cette période, et qui n’en a qu’une vague idée. Cette conception purement fantasmée d’un certain cinéma sert les films contemporains référant à cette période, leur laissant toute liberté pour la réexplorer et la réinvestir à leur guise.

Le muet force à l’expressivité et joue sur la gamme de l’émotion, souvent de manière hyperbolique, certes, mais ce n’en est que plus efficace. Le muet impose de mieux raconter par l’image. Si le texte ne peut plus aider, alors la prise de vue et le montage deviennent prépondérants pour s’assurer de la narration et du message. Le cinéma retrouve son essence.
Pablo Berger a parfaitement saisi la mise en scène d’un muet et se confirme donc comme cinéaste accompli. A ses côtés, on s’en voudrait de ne pas souligner le montage en tous points parfait de Fernando Franco.

BLANCANIEVES est un chef d’œuvre en ce qu’il atteint la perfection en tout point : le scénario, la mise en scène, les choix esthétiques, la direction d’acteur, leur jeu, le montage, la simplicité des effets, la pertinence du noir et blanc du muet et plus globalement, la pertinence de tous les choix posés et les résultats obtenus. Pablo Berger n’oublie même pas des traits d’humour bien amenés (guettez le domestique soumis à sa maitresse lors de la séance de pose pour un tableau). BLANCANIEVES nous distrait, nous parle et nous touche. Combien de films peuvent se targuer d’atteindre simultanément ces trois buts ?

Pablo Berger a retravaillé le conte dont il conserve la structure générale, tout en lui imprimant une nouvelle direction. Ainsi, la jalousie glisse de la beauté (dans le conte de Grimm) à la richesse (dans la réinterprétation de Berger). Exit donc le miroir magique. La marâtre jalouse dorénavant Blanche Neige parce qu’elle est l’héritière légitime de son père. Elle fera donc tout pour l’évincer.

Ce faisant, on mesure la portée du propos qui, de la part d’un espagnol, peut inscrire au cœur du conte une allégorie de l’histoire espagnole. Blanche Neige figure alors l’aspiration démocratique tuée dans l’œuf et évincée par la tyrannie fasciste du général Franco. Amnésique, Blanche Neige est ce peuple aliéné qui, momentanément, a été vaincu et doit, pour se retrouver, se prouver à elle-même et se relier à son passé, ce qui arrivera avec les souvenirs dans l’arène. Traité en filigrane, le thème ne s’impose pas au spectateur et permet au public étranger de jouir du film à travers d’autres niveaux de lecture.

Un an plus tôt, un autre chef d’œuvre jouait sur la même allégorie, l’extraordinaire BALADA TRISTE DE TROMPETA qui hissait Alex de la Iglesia à un niveau d’excellence que peu atteignent. La comparaison est d’autant plus valable que les deux films usent de la métaphore du spectacle – les clowns et le monde forain pour BALADA, la tauromachie pour BLANCANIEVES – d’un rapport au père assassiné, et d’un climax dans un lieu chargé d’une symbolique particulière en Espagne – l’arène taurine du Colisée ou le monument au Christ érigé sur les tombes des victimes de franquisme.
Les contes jouant essentiellement sur la symbolique, le choix de la tauromachie se justifie pleinement. Allégorie du monstre, le taureau est autant l’ennemi que le monstre intérieur, le défi et l’obstacle à vaincre pour s’accomplir.

En situant les événements dans l’Espagne des années 10-20, Pablo Berger semble s’éloigner de l’allégorie franquiste. Certes, mais ce serait oublier que cette période a également connu de nombreux troubles politiques, lesquels conduiront finalement à la guerre civile des années ’30. D’autre part, resitué dans ces années nous raccorde au choix du muet. Il y a donc un raccord à la forme.

On l’a dit, pour redonner un sens contemporain au texte, et pour parler au public espagnol, Pablo Berger a modifié certains éléments du conte. Ce n’est en rien une trahison, les contes proposant souvent une base autorisant des divagations, et la versions collectée par les frères Grimm n’est jamais qu’une synthèse de diverses versions orales. On a déjà mentionné l’enjeu de la beauté remplacé par celui de l’argent et du pouvoir, ce qui entraine la disparition du miroir parlant. On pourrait aussi évoquer l’amnésie de Blanche Neige, figurative de celle de tout un peuple, à l’époque de son passé douloureux. Pour les besoins de la narration, Pablo Berger a aussi retravaillé les nains (réduits d’ailleurs à 6), personnages creux du conte, et ici investis d’une personnalité permettant à au moins l’un d’entre eux de jouer un rôle scénaristique : le leader de la troupe, sauvé d’un accident tauromachique par Blanche Neige, se voit dès lors évincé de son leadership et développe, au lieu de la gratitude attendue, une rancœur à l’encontre de son sauveur. Un autre développera des tendres sentiments pour Blanche Neige, prenant la place d’un prince (deus ex machina du conte) ici absent. Le finale est d’ailleurs bien plus sombre que celui du conte, avec une fin ambiguë, le réveil de Blanche Neige semblant bien moins qu’assuré. Sans vouloir trop en révéler, le final se révèle aussi noir que celui d’un autre chef d’œuvre programmé au BIFFF, celui d’ANTIVIRAL.

On parle beaucoup de « Blanche Neige », mais le spectateur attentif se rend vite compte que Pablo Berger y mélange des éléments issus d’un autre classique : Séville, une arène de tauromachie, une Carmen, du flamenco… il y a comme des accointances avec la nouvelle de Prosper Mérimée (et bien entendu l’opéra de Georges Bizet). Cependant, ce sont des éléments périphériques, imbriqués dans une Blanche Neige mais qu’ils ne dénaturent en rien. On peut cependant y voir moins une référence musico-littéraire que l’inscription dans des éléments de la culture andalouse.

En tout état de cause, l’Espagne a vibré pour BLANCANIEVES, le film étant nommé aux Goya dans presque toutes les catégories et raflant rien moins que 10 d’entre eux, dont les Meilleur film, actrice, scénario, direction artistique et photographie !

BLANCANIEVES est très certainement un des tout grands films de 2013, ne le ratez pas !

Retrouvez notre couverture du 31ème Brussels International Fantastic Film Festival (BIFFF).

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