Café flesh

Un texte signé Philippe Delvaux

USA - 1982 - Stephen Sayadian (Rince Dream)

Dans un futur post atomique, les survivants, irradiés, sont incapables de sexe, celui-ci leur provoquant de terribles douleurs. Ce sont les « sexes négatifs ». Un pourcent de la population a cependant réchappé à cette malédiction et peut donc encore copuler sans problèmes. Ce sont les « sexes positifs ». Le Gouvernement les oblige dès lors à entretenir des relations sexuelles en public aux fins, non pas de reproduction, mais pour distraire les sexes négatifs et apaiser quelque peu leurs frustrations. Le Café Flesh est le meilleur endroit où voir ces spectacles.

A sa sortie dans le réseau porno américain, NIGHTDREAMS, le premier film de Rince Dream, a subi un terrible échec, les spectateurs sortant de la salle (ce qui arrive) et demandant leur remboursement (ce qui par contre n’était jamais arrivé pour un film porno, de mémoire d’exploitant, le spectateur lambda cultivant une certaine discrétion). Il fut ensuite récupéré par le réseau Art house.

Pour CAFÉ FLESH, ce fut pire encore : au vu du résultat, les producteurs ne trouvèrent tout simplement pas de distribution dans le réseau porno. A nouveau, le salut vint de réseau Art house dont un cinéma pris le film en séance de minuit, son public lui conférant rapidement une réputation culte. De sorte que de nos jours, CAFÉ FLESH a survécu dans la mémoire collective, là où tant de pornos de l’époque sont aujourd’hui oubliés.

Peu étonnant que CAFÉ FLESH ait connu un échec dans le réseau porno. De l’aveu même de son réalisateur, son intention était de déjouer les scènes excitantes telles qu’elles se pratiquaient alors. Peu excitant alors ? A voir… Du moins si on s’en tient à la seule conception masturbatoire du cinéma porno. Parce que pour ce qui est du spectacle, le film remplit au contraire fort bien son rôle.

Cinématographiquement, on reste sur du basique : tout comme NIGHTDREAMS, CAFÉ FLESH ne se signale ni par son scénario, ni par son interprétation (limitée par la tessiture même des personnages et le type de spectacle), ni par la direction de caméra (la photographie est très correcte, mais la grammaire de caméra ne cherche pas à faire d’étincelles). Non, ce qui distingue CAFÉ FLESH, c’est son ambiance onirique et sombre, portée par une direction artistique inventive et bricolée de trois fois rien. Tel est d’ailleurs le vrai métier du réalisateur Rince Dream, pseudo de Stephen Sayadian, par ailleurs directeur artistique de la revue Hustler. On souligne aussi l’excellence de la bande son : tout comme dans NIGHTDREAMS, CAFÉ FLESH est renforcé d’un tapis sonore basé sur des boucles, des bruitages, des murmures, etc., qui lui confère une ambiance toute particulière.

CAFÉ FLESH incarne ces années ’80 qui sacrifient alors massivement au post apo. Le film en adopte l’esthétique urbaine en vogue : la ville est sombre et crasseuse, dangereuse et désespérée. Du moins le devinons nous : tout cela apparait en filigrane car de cette ville, nous ne verrons rien, toute l’intrigue étant ramassée à l’intérieur du Café Flesh ou dans la chambre de deux des protagonistes.

Sur le fond aussi, le film reflète cette même décennie, et se révèle même précurseur. Car derrière les sexes négatifs, irradiés qui ne peuvent plus baiser, on trouve bien entendu l’ombre du SIDA. Stephen Sayadian confirme que ce n’était pas une coïncidence : quoique encore non nommé, ce qui était alors appelé le « cancer des gays » frappait un milieu que connaissait bien le réalisateur, et qu’il a réinterprété artistiquement. On peut comprendre que, pour cette raison, le public du porno n’ait guère eu envie d’être confronté à cette thématique.

CAFÉ FLESH réinvente un genre ancien du cinéma érotique, celui du film de cabaret, dans lequel, sous prétexte de reportage « mondo », des producteurs filmaient et assemblaient des séquences légères issues de boites de spectacle et de strip tease. Dans CAFÉ FLESH, l’aspect pseudo-vériste qui servait (mal) de caution documentaire au voyeurisme est évidemment évacuée – le porno est alors libéralisé – mais il reste, sur un mode punk cabaret, cet assemblage de numéros reliés par une intrigue prétexte et des scènes de liaison.

Et si les distributeurs, échaudés par NIGHDREAMS, ont rechigné à le programmer, c’est aussi sans doute parce qu’avec une prescience certaine, ils redoutaient la réaction d’un public à qui on tendait en miroir une image de frustrés. Car comment ne pas voir l’analogie entre ces sexes négatifs qui doivent se contenter de mater un spectacle de sexe sans pouvoir assouvir leurs pulsions et le public des salles porno dont la vie sexuelle n’est peut-être guère plus reluisante.

La législation française cadenassant l’exploitation porno sur son territoire et la limitant quasi exclusivement aux productions nationales, aucun film de Rince Dream ne fut exploité en salles en France.
S’il a acquis ses galons de « culte », CAFÉ FLESH reste un rescapé en situation précaire. De l’aveu même de Sayadian, le négatif a disparu, de même que la plupart des copies 35mm. Ne resteraient de ces dernières que deux prints dont les détenteurs ne se séparent pas. La copie du réalisateur a été volée jadis. Aussi Sayadian voyage-t-il de nos jours avec un transfert issu d’un report vidéo qui, sans être catastrophique, n’a pas la définition qu’on pourrait en attendre.

L’érotisme de CAFÉ FLESH est clairement onirique, c’est du fantasme au sens de « fantaisie », de déréalité.
Les séquences non simulées sont très classiques : cunnilingus, anulingus et pénétrations vaginales forment la trilogie du sexe made in Sayadian. Ce ne sont pas des pratiques sexuelles que proviennent la fétichisation, mais des ambiances : une femme fait l’amour sous les yeux de trois bébés brandissant un os oblong (en anglais, « boner » signifie bander), une tête encagée surgit du sol, surmontée d’une femme écartant les cuisses, une ménagère se fait lécher par un partenaire affublé d’un masque de rat…

L’esthétique est très clipesque, du moins tel qu’on concevait le clip dans son âge d’or, les années ’80 : inventif et bricolé. L’esthétique du clip, c’est celle d’un spectacle vu à la tv et non au cinéma. Aussi est-il raccord que le film ait connu une grande partie de sa notoriété par ses exploitations vidéo.

Stephen Sayadian a connu d’importants problèmes de santé qui l’ont éloigné pendant une dizaine d’années. Depuis peu, il est redécouvert. Ainsi a-t-il été invité par l’Etrange Festival en 2016, puis par Offscreen en 2017.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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