Charley-Le-Borgne

Un texte signé Philippe Delvaux

UK - 1973 - Don Chaffey
Titres alternatifs : Charley-One-Eye
Interprètes : Richard Roundtree, Roy Thinnes

En fuite dans le désert, un nègre dépenaillé et vêtu d’un pantalon de fédéré soumet un indien placide et goitreux. Les deux parias errent sans but et, peu à peu, s’installent entre eux un équilibre précaire. Mais le danger rode, sous la forme d’un chasseur de prime à la poursuite de notre afro-américain.

Pour nombre d’entre nous, le western européen se résume aux productions italiennes. Certains distingueront les films purement espagnols. Quelques connaisseurs évoqueront les westerns allemands et les tournages en Yougoslavie, voire brandiront les rares exemples français. Mais rares seront ceux qui parleront des westerns anglais. Et pour cause, le genre y fut finalement assez chichement représenté. La majeure partie de la production anglaise se situa entre 1970 (LES CHAROGNARDS) et 1973 (LES COLTS AU SOLEIL). Entre les deux, notre CHARLEY LE BORGNE de 1972 qui suivi de peu le sommet de la vaguelette, situé lui en 1971 pour quatre westerns : UN COLT POUR TROIS SALOPARDS, DES BRUTES DANS LA VILLE, LES COLLINES DE LA TERREUR et CAPTAIN APACHE.

De nos jours (nous écrivons ce texte en 2016), plusieurs d’entre eux refont surface à la télévision française par le biais de régulières diffusions sur la chaine Action. CHARLEY LE BORGNE, lui, bénéficie d’une édition dvd chez Artus, lequel a beaucoup œuvré à la redécouverte du western européen.

Précédemment, il aura connu une minuscule sortie salle, en copie unique, en octobre 1975, soit une fois passée la mode du western.

Et rendons grâce à Artus de rééditer ce titre passé inaperçu un peu partout à l’époque de sa sortie car CHARLEY LE BORGNE est une belle surprise dans le genre bien balisé du western. Production anglaise, il s’éloigne tant des canons italiens que des préoccupations du western américain, du moins de son versant classique. Produit en 1973, il s’inscrit dans le courant révolutionné par le western italien, qui veut des films et des protagonistes plus âpres, mais n’en reprend pour autant pas les motifs scénaristiques : point de quête au trésor ou de vengeance. Non, ici, l’histoire se joue à niveau humain et traite de leurs difficiles et conflictuelles relations.

CHARLEY LE BORGNE s’inscrit plus dans le courant du cinéma indépendant qui remet alors en cause le cinéma américain. Il reprend des préoccupations sociales qui font écho aux discours tenus dans cette époque post Flower power.

Le désert est d’ailleurs ici un lieu qui se lit à plusieurs niveaux : littéralement comme lieu de l’action, métaphoriquement comme reflet de l’abandon de ces parias, symboliquement comme espace de leur renouveau. A ce dernier titre, s’il est une figure tutélaire qui nous vient à l’esprit, c’est certainement celle du Jodorowsky d’EL TOPO. Certes, CHARLEY LE BORGNE n’emprunte pas les chemins symbolistes chers à l’auteur de LA MONTAGNE SACREE et il n’en déploie pas non plus toute l’imagerie hyperbolique, mais il n’en garde pas moins certaines accointances.

CHARLEY LE BORGNE est aussi un exemple de ce cinéma poverta, de ces productions à micro budget et qui prouvent que le manque d’argent n’est pas un obstacle insurmontable à qui veut faire du cinéma, pour autant qu’on dispose d’un certain talent et que le message puisse s’accommoder d’une économie de moyens pour sa transposition. C’est ici le cas puisque le film tient sur deux acteurs, un second rôle, quelques apparitions, un décor de ruines et quelques paysages désertiques. Et c’est tout. Et ce n’est pourtant pas rien : à aucune minute nous ne nous embêterons ni ne déplorerons ou même ressentirons cette économie.

Pourtant le réalisateur n’est pas un inconnu et a signé des films autrement mieux dotés : on doit entre autres à Don Chaffey JASON ET LES ARGONAUTES, UN MILLION D’ANNEES AVANT JESUS-CHRIST, PETER ET ELLIOT LE DRAGON (l’original, pas le remake de 2016), LA REINE DES VIKINGS, des épisodes de CHAPEAU MELON ET BOTTES DE CUIR ou du PRISONNIER… bref, un réalisateur qui a du métier.

Le mini casting permet à Richard Roundtree de sortir de son personnage des NUITS ROUGES DE HARLEM (SHAFT). L’époque est aussi à la Blacksploitation, même si CHARLEY LE BORGNE n’a pas été pensé comme un produit marqué pour le public de couleur. En tout état de cause, il fait partie de ces films qui commencent à placer au premier plan des acteurs noirs (souvenons-nous des films de morts-vivants de Georges Romero).

Quand à Roy Thinnes, il trouve là une échappatoire à son envahissant rôle dans la série LES ENVAHISSEURS. L’indien qu’il campe est une excellente trouvaille de casting. Gouailleur, rigolard, fort en gueule mais aussi violent et revanchard, notre fuyard noir offre un parfait contrepoint à un indien taiseux, faussement niais, non violent et passablement victime. Bien dessinés, les deux personnages offrent une alchimie intéressante sur laquelle s’arcboute le métrage. Et nos deux paumés de tisser un modus vivendi qui s’apparente à une fragile amitié. La volonté de revanche de l’un fait peu à peu place à une vision voltairienne où il faut cultiver son jardin, littéralement (nos deux compères veulent certes élever tranquillement des poules) mais aussi philosophiquement, en remplaçant le combat (la vengeance contre les blancs et contre un monde globalement violent) par un retrait pour travailler sur soi dans le couple d’amis qu’ils forment désormais.

CHARLEY LE BORGNE est un western réellement atypique, où les saillies de violence graphiques se font rares, leur exhibition n’étant pas le propos premier du film. Pour autant, c’est cette mesure et le report sur un fond plus humaniste qui en fait toute sa force. Peu étonnant dès lors que le film ait été un échec en salle à l’époque de sa sortie, dès lors qu’on constate que le matériel publicitaire d’alors réutilisait les procédés et accroches vengeresses du western italien. Il n’y avait pas loin de la tromperie sur la marchandise !

Bref, si vous voulez sortir du western italien sans pour autant retomber sur l’américain, CHARLEY LE BORGNE vous offre de jolis chemins de traverse dans son aride désert.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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