Un texte signé Mazel Quentin

review

Chernozem

CHERNOZEM, voilà le type de film que nous sommes très heureux de découvrir à L’Étrange Festival. Un film non consensuel, qui fait débat et divise, projeté dans des conditions optimales pour une œuvre qui, probablement, deviendra bientôt invisible.
Réalisé par Judd Brucke, CHERNOZEM narre l’histoire d’un homme au visage en forme d’usine. Esclave d’un Boss maléfique, notre héros s’enfuira afin de vivre librement, mais il devra faire face à ses poursuivants.
Plus qu’un simple film, CHERNOZEM est une fable cinématographique comme Elias Merhige avait pu le proposer avec son BEGOTTEN, également projeté en 2006 à L’Étrange Festival. La narration est structurée non pas grâce à une intrigue ou des personnages, mais par le lien entre des figures monolithiques telles que les mythes peuvent parfois le proposer. Une œuvre qui, si elle n’affiche pas un propos clair, recèle un fond bien plus pertinent que l’on ne pourrait le croire.
Tourné en VHS, puis numérisé et retravaillé informatiquement, le film ne comporte pas de son direct ni de dialogues. Quelques pancartes stylisées sont utilisées afin d’apporter les informations nécessaires ou d’expliciter quelques conversations. On retrouve ainsi une pratique du cinéma muet des années 20, mais ce n’est pas le seul lien. Très influencé par l’esthétique de l’expressionnisme allemand, on croise dans cette œuvre des acteurs grimés de noir et de blanc afin de souligner une expression unique du visage qui sera le signe de la personnalité de celui-ci. L’importance de l’ombre des personnages dans la construction du cadre est aussi très influencée par ce courant artistique. L’univers et les décors, quant à eux, sont très marqués par l’esthétique cyberpunk que pouvait par exemple proposer la trilogie TETSUO de Shinya Tsukamoto. CHERNOZEM convoque ainsi des références diverses et se situe au carrefour de deux écoles cinématographiques, ce qui lui confère une personnalité graphique propre.
Judd Brucke propose donc sur le format d’un long métrage le type de travail graphique que des artistes contemporains engagent sur de courtes « bulles ». Il joue ainsi avec le grain VHS et les pixels pour découper des perspectives, mais également pour traduire des ambiances et des tonalités. L’univers paraît, par son parti pris graphique, lointain, hors du temps, à l’image du film d’Elias Merhige qui mettait en scène l’origine du monde. Judd Brucke ne se prive cependant pas d’utiliser des images d’archives afin d’enrichir son film. 1er, 2e Guerre mondiale, défilés militaires, chaînes de montage industrielles parsèment le long métrage et tissent une relation étrange avec le monde que nous connaissons.
Ainsi, comme dans BEGOTTEN, le film est organisé autour d’un personnage « candide » que l’on suit après l’accouchement de sa mère au début du film, et qui tente de s’adapter à la vie qui l’entoure, la ville de Grand Guignol. Peuplé de créatures grotesques et monstrueuses, le film propose un univers angoissant et décadent. Les « hommes » y entretiennent des relations fétichisées avec les machines, lesquelles, à la fois divinités et esclaves, organisent l’activité humaine et les relations sociales.
Le film de Jodd Brucke déborde d’inventivité plastique, mais c’est le travail sonore qui est le plus marquant. La musique industrielle et bruitiste du groupe Die Baader-Meinhof Gruppe/Red Army Faction se charge de transmettre les émotions des personnages, la tonalité des différentes scènes. Elle est ainsi au cœur du film, mais aussi du propos de celui-ci. Jouant sur différentes profondeurs du spectre sonore, elle immerge le spectateur dans un univers oppressant et hypnotique. Saturation et réverbération dessinent alors des mélodies souvent originaires d’un simple bruit d’acier.
Cependant, si le son est l’élément clé du film, ne nous y trompons pas, CHERNOZEM n’est pas un long clip d’une heure quinze. Il est bien plus que cela, proposant un travail expérimental sur la textualité de l’image et une narration mythologisante. Une très belle expérience de salle, un vrai film de cinéma comme diraient certains.
Les bruits deviennent alors des sons, les sons des mélodies, chantant les aventures de notre héros au visage fait de plaques et de tuyaux d’acier. Encore un film dont il est difficile de parler, expérimental et étonnant, une proposition avant tout, dont l’expérience en salle restera dans les mémoires.


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- Article rédigé par : Mazel Quentin

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