retrospective

Dead stop – Le cœur aux lèvres

Dans le swinging London des sixties, Bernard, acteur désargenté mais un peu aventurier tombe sous le charme d’une jeune fille de 17 ans. Jane vient de perdre son père dans un “accident de voiture”, thèse qu’elle réfute de toutes ses forces. Elle soupçonne plutôt le patron d’une boite de nuit d’avoir eu une altercation avec lui, alors que ce dernier voulait le faire chanter. Bernard retrouve le taulier assassiné, et Jane, présente sur le lieu du crime, qui affirme l’avoir trouvé déjà mort. Pour l’aider, Bernard va tenter de remonter la piste de l’assassin. Mais Jane a des attitudes ambigües.

Tinto Brass n’est pas un inconnu des amateurs de cinéma d’exploitation. L’homme qui a mis en images CALIGULA poursuit depuis une trentaine d’années une carrière dans le cinéma érotique. C’est même un des derniers artisans de l’érotisme qui parvient encore à monter ses productions. Cependant, Tinto Brass est né cinématographiquement bien avant CALIGULA.

Ainsi de ce LE CŒUR AUX LEVRES qui n’est pas sans intérêt.

Attention, pour apprécier le spectacle, il convient impérativement d’accepter que le déroulement de l’intrigue et les réactions des personnages ne suivront aucune logique vériste. Au début, on pourra d’ailleurs trouver le métrage raté puis, une fois accepté que l’œuvre ne se loge pas dans son intrigue, on pourra alors en apprécier les qualités. En milieu de métrage, un dialogue confirme d’ailleurs ce partis lorsque Jane, évoquant les événements récents, affirme que « rien n’a de sens », ce à quoi Bertrand réplique, en regard caméra (adressé aux spectateurs), que : « c’est comme au cinéma ».

LE CŒUR AUX LEVRES est un film sur les signes et sur leur sens, habillé d’une parure résolument pop. Sous couvert d’une enquête, on y convoque les grandes théories de la sémiologie – alors en pleine vogue – sur le signifiant, le signifié et la signification.
Ainsi, l’image alterne au gré des scènes le noir et blanc et les couleurs chamarrées. La tonalité de l’intrigue effectue donc un constant va-et-vient entre la référence au film noir américain des ’40 et ’50 et l’expression des nouvelles valeurs de la société émergente et contestataire contemporaine de la réalisation.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le montage extrêmement travaillé et moderne. Excessif dans ses cuts (parfois plusieurs coupes par secondes), il peut sans conteste en remonter au cinéma « speed » né dans les années ’90. Ce montage avant-gardiste est parfaitement raccord avec l’esprit pop ou free jazz planant sur le projet. Et ce n’est d’ailleurs pas qu’un esprit : la bande son, confiée à l’excellent Trovajoli nappe LE CŒUR AUX LEVRES de rythmes sixties, jazz et de la gamme expérimentale propre aux compositeurs de l’âge d’or de la musique de films italiens.

L’art contemporain se retrouve d’ailleurs dans le métier de plusieurs protagonistes importants : Bertrand est acteur, son ami photographe de mode et l’amant de la belle-mère de Jane est galeriste … pour des sculptures cinétiques. Le photographe de mode nous renvoie d’ailleurs au dessinateur Guido Crepax et à sa série Valentina qui débute alors. On retrouve en effet des dessins (ou onomatopées dessinées) de Crepax en guise de plans de coupe. Crepax illustre encore à l’époque des pochettes de disques jazz. Pour le reste, le décor est truffé de posters d’acteurs ou de cases de comics… ou de tableaux de Roy Lichtenstein tirés de comics. La conjonction de Crepax et de Lichtenstein confirme bien l’importance donnée au montage (les BD de Crepax vont révolutionner l’organisation de la page dans les ’70) et aux signes (isolation d’une image hors de son contexte). Tinto Brass joue avec les signes, particulièrement les mots sur les panneaux urbains (des signes au sens strict donc), des graffitis muraux, des affiches publicitaires, voire des inscriptions sur des corps. Les mots, parfois redécoupés pour en former un autre, réfèrent souvent à l’action qui se déroule à ce moment (« course » pendant une poursuite, « fuck » pendant un happening…). Le tout est très ludique. Récemment, un autre grand amateur de signes et de sens leur consacrera certains de ses films : Peter Greenaway avec THE PILLOW BOOK (le signe écrit) et LA RONDE DE NUIT (le signe peint).

Film expérimental déguisé en « policier », LE CŒUR AUX LEVRES n’est évidemment pas sans rappeler LA MARQUE DU TUEUR tourné la même année au japon par Seijun Suzuki.

Tinto Brass va aussi jouer sur le format de l’image, le modifiant pour ne cadrer qu’un rectangle à hauteur des yeux (Sergio Leone a fait pareil… Rappelons que LE CŒUR AUX LEVRES est une adaptation libre d’un roman de Sergio Donati… qui était un des scénaristes habituels de Sergio Leone) ou pour précéder Brian de Palma dans l’usage du split screen. Le rapport aux signes et au sens se retrouve encore par la référence marquée de Tinto Brass au BLOW UP de Michelangelo Antonioni, sorti un an auparavant (une intrigue policière, une photo, un poster de BLOW UP et une citation attribuée à Antonioni).

A certains moments, la modernité ici exaltée nous rappellera le Jacques Tati de PLAYTIME, même si bien entendu le message et l’approche de chacun des réalisateurs diffèrent fortement.

On s’en voudrait d’ailleurs de ne pas évoquer le son, très travaillé, qui vient en musicalité supplémentaire rythmer certains passages de l’action, notamment sur une superbe séquence d’attaque d’une gare désaffectée. Récemment, on retrouvait ce type de travail dans le chef d’œuvre belge AMER.

Tinto Brass poursuivra encore ses expérimentations l’année suivante dans NEROSUBIANCO et en 1970 avec L’URLO (The HOWL) avant de changer de style et de préoccupations.

On l’aura compris, sur LE CŒUR AUX LEVRES, les amateurs de personnages fouillés et d’intrigues cohérentes cèderont leur place aux jouisseurs d’hyper formalisme et d’expérimentations ludiques.

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