Déconstruction de l’Angleterre : le cinéma de Patrick Keiller

Un texte signé Éric Peretti

Grande-Bretagne - 1981-1997 - Patrick Keiller
Titres alternatifs : Stonebridge Park (1981), Norwood (1984), The End (1986), Valtos (1987), The Clouds (1989), London (1994), Robinson in Space (1997)
Interprètes : la voix de Paul Scofield

Le britannique Patrick Keiller est le type même de cinéaste dont le but n’est pas de pulvériser les records du box office, mais de se servir du médium pour exprimer ses idées et ainsi amener à la réflexion. Il se lance dans la réalisation au début des années 80 et va, en l’espace de cinq courts métrages, parfaire son style pour aboutir à la singulière concision formelle des films qu’il tournera la décennie suivante. Architecte de formation, il privilégie les extérieurs et utilise les paysages urbains et ruraux comme toiles de fond pour ses fictions à la première personne, ses deux premiers courts portent d’ailleurs le nom des lieux où se déroule l’action. Une voix off, parfois coupée par de somptueux intermèdes musicaux, vient accompagner le spectateur, mais seulement pour mieux le perdre dans le récit.
Dans STONEBRIDGE PARK (1981), le narrateur déambule d’abord sur une impressionnante passerelle piétonne qui surplombe un enchevêtrement de routes dont la densité du trafic est proportionnelle au flux de pensées qui assaillent le malheureux. Perdu dans ses soliloques, cet homme dont on ne verra jamais le visage, disserte en une logorrhée monocorde sur les conséquences de l’impulsion, de l’acte gratuit. Puis, après un temps mort, on le retrouve sur une autre passerelle et l’on devine qu’il a commis un acte criminel. Là encore, ses pensées se croisent et se perdent, à l’image des voies de circulation qui l’entourent. NORWOOD (1984) poursuit et conclut tragiquement l’aventure précédente, mais dans un espace plus rural.
Plus énigmatiques, mais également plus poétiques, les trois courts suivants sont d’un abord bien plus difficile car Patrick Keiller abandonne la fiction pour se tourner vers une poésie philosophique et interrogative qui risque bien d’en laisser plus d’un perplexe. THE END (1986) est un voyage intérieur, prenant pour cadre des paysages européens, qui se termine en Italie où l’image se détériore et semble fondre, alors que le son persiste jusqu’au bout. VALTOS est un récit venant de trente ans dans le futur, et dans lequel le narrateur se réveille en 1987 avec la certitude d’avoir été dupliqué durant la nuit et de n’être plus qu’une copie inférieur de lui-même. Pour finir, THE CLOUDS (1989) met en parallèle les origines du narrateur avec celles de la formation géologique de la Terre, ancien lieu de villégiature des géants dont les traces peuvent encore se deviner dans de gigantesques paysages magnifiquement photographiés en noir et blanc.
Ces premiers travaux se rapprochent des courts de Peter Greenaway qui prenait lui aussi plaisir à construire des histoires fantasmatiques en filmant des cours d’eau, des fenêtres, des cabines téléphoniques ou encore des séries d’éléments verticaux. Mais ce qui distingue Keiller de son aîné, c’est son travail sur l’identité. Ainsi, lorsqu’il aborde son premier long métrage, la question identitaire y trouve tout naturellement sa place au centre du récit. Ne dérogeant pas à ses habitudes, il réalise un documentaire sur fond fictionnel dont le titre résume non seulement le cadre, mais aussi les ambitions : LONDON.
Des plans fixes de la ville défilent à l’écran alors que la voix gracieuse de Paul Scofield déverse un flot de commentaires acerbes qui en disent long sur la considération de l’auteur pour la capitale et ses dirigeants. LONDON, c’est le carnet de voyage filmé d’un narrateur virtuel qui revient à Londres après sept années d’absence. Il y est rappelé par un ancien amant, Robinson, qui le somme de venir rapidement le rejoindre car ses mystérieuses recherches sont sur le point de se terminer. L’action se déroule en 1992, année de la réélection du Parti Conservateur mené par John Major. La ville est en plein chaos, mais personne ne le remarque tant l’apathie a gagné les citadins. Pourtant la guerre d’Irlande est la cause d’attentats meurtriers, l’insalubrité et l’insécurité au sein de certains quartiers ne font qu’augmenter, et le libéralisme à l’anglaise contribue à l’appauvrissement des classes moyennes. Sur le plan culturel, la situation n’est guère meilleure, le Londres tant prisé par les écrivains français du XIXe a disparu et toute forme d’intellectualisme est méprisé. La ville semble avoir balayé son glorieux et artistique passé, seules quelques traditions séculaires dont le sens s’est perdu avec le temps subsistent encore. Le constat final est sans appel : la véritable identité de Londres est dans son absence.
ROBINSON DANS L’ESPACE, tourné trois ans plus tard, vient poursuivre l’expérience. Le narrateur y retrouve son ami qui, après avoir été licencié suite à son enquête londonienne, a quitté la capitale pour s’installer en périphérie. Il débute, à la demande d’une agence, une étude du problème anglais et de son capitalisme en sillonnant le pays. Ce voyage les conduit au cœur de banlieues dont les tristes usines forment un paysage monotone, en des endroits où le contact humain a disparu et où, durant l’interminable attente d’un bus, il est possible d’avoir des relations sexuelles avec des inconnus contactés sur internet. Au final, la malbouffe, l’incommunicabilité et la sensation de ne plus appartenir à son pays d’origine auront raison de la santé mental de Robinson dont les propos deviennent de plus en plus incohérents et les actes inquiétants. Bâti sur le même modèle visuel que le précédent, ce film enfonce le dernier clou du cercueil de l’identité anglaise, nous laissant la terrible sensation d’avoir assisté à la déconstruction totale d’un pays.
Polémique et forcément manipulateur puisqu’il n’offre qu’un seul point de vue, le cinéma de Patrick Keiller assène une vision très négative du Royaume-Uni. Le travail de réflexion du spectateur doit alors débuter à la fin de la projection et conduire à des recherches afin non seulement d’avoir d’autres échos, mais aussi d’approfondir les données historiques et culturelles que ce provocateur érudit nous balance à la figure, en choisissant une approche formelle aux antipodes de celle d’un Michael Moore. Il serait bien dommage de ne pas tenter l’expérience Keiller juste par fainéantise intellectuelle car l’aventure vaut le coup et, que l’on adhère ou pas à l’entreprise, il est toujours bon de se rendre compte qu’un autre cinéma documentaire est possible.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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