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Drug War

Une voiture qui slalome dans les rues sous l’oeil des caméras de surveillance avant de percuter une vitrine. Des véhicules dont les conducteurs attendent anxieusement de passer un péage avant qu’un bus ne se fasse arraisonner par les forces de police chinoises. Où est la drogue, où sont les dealers ? Dès le début de DRUG WAR, Johnnie To joue à un cache-cache narratif avec les spectateurs, invités à identifier les rôles et les fonctions de chacun, dans ce qui semble être promis comme un polar dans la veine d’ELECTION ou P.T.U. De fait, la trame narrative s’éclaircit en convoquant les motifs traditionnels – un gang de mafieux pourchassés par la brigade chinoise et hong-kongaise, menée par le glacé et inflexible inspecteur Zhang (Sun Honglei), un face-à-face psychologique et tendu entre Zhang et Timmy (Louis Koo), un mafieux prêt à collaborer pour éviter la peine de mort – et les codes habituels au polar estampillé Johnnie To – infliltration et double-jeu, gunfights musclés et réglés au cordeau, poursuites et duels psychologiques entre truands et forces de l’ordre. Les substitutions et les passages d’un camp à l’autre assurent encore ici le spectacle : le jeu d’infiltration de Zhang se redouble lors d’un échange dans lequel il est obligé de représenter deux caractères différents ; Timmy, obligé de prendre le rôle de balance à l’égard du clan mafieux, semble attendre de retourner encore sa veste pour piéger les policiers qu’il aide momentanément. L’obsession chez Johnnie To de la ligne postulée comme nécessaire mais impalpable et servant à établir la distinction entre les camps (la loi et l’ordre / le crime) apparaît ici, multipliée dans ses représentations symboliques (alignement des voitures garées, ligne de coke proposée en test au policier infiltré, barrières du péage par exemple) mais ne semble plus s’établir que d’une façon absurde, sans qu’une justification éthique ne lui redonne sens et contenu. La même violence et des stratégies identiques sont déployées d’un côté ou de l’autre. Tout le monde est, d’une certaine façon, promis à la mort, communauté d’un destin que scellent les menottes qui relient policier et truand en en faisant un couple indissociable.
Sans doute, le passage de Johnnie To de Hong-Kong à la Chine participe-t-il de cette radicalisation pessimiste. Après deux romances destinées aux spectateurs chinois (DON’T GO BREAKING MY HEART, 2011 et ROMANCING IN THIN AIR, 2012) et le retour à Hong-Kong pour la réalisation de LA VIE SANS PRINCIPES (2012), un drame sur fond de crise économique qui lui tenait à coeur, Johnnie To réinvestit le territoire chinois en minimisant les concessions au régime et à la censure. Si le trafic de drogue reste dénoncé et l’inflexibilité des forces policières n’est pas remise en cause, il est en revanche plus difficile de faire la part de l’héroïsme au sein de l’histoire. Contrairement aux films hong-kongais attribuant aux Chinois le rôle des truands, ce sont ici les acteurs hong-kongais qui jouent les mafieux quand les acteurs chinois prennent celui des policiers. Renversement ironique qui relativise la lecture habituelle et fait que l’on s’attache plus à Timmy, le truand rusé et lâche qu’au monolithique Zhang accomplissant sa fonction mécaniquement et sans empathie.
Le passage d’un Hong-Kong, que l’étroitesse des lieux rend propice à l’atmosphère oppressante du polar urbain, aux zones plus vastes et floues des banlieues chinoises, a dilué l’énergie des films précédents de Johnnie To en dissociant les personnages de l’arrière-plan architectural. Il en ressort une abstraction plus froide, la mise en scène s’appuyant alors sur les lieux d’échange (le péage) et les circuits de communication (les routes) pour insuffler de la vigueur à l’ensemble du mouvement. La même abstraction joue encore dans la mise à nu des circuits de signification dont la panoplie est déployée dans l’ensemble du film ; code des gangsters et code des policiers, langage des signes des sourds-muets, répliques transférées et relayées, signaux brouillés ou piratés des communications, jamais Johnnie To ne s’est plus intéressé aux mécanismes d’une rhétorique vidée de son contenu dans l’exhibition de ses tropes. Si l’on se comprend bien chez Johnnie To, c’est pour avoir moins à se dire, chaque camp étant renvoyé face à cette vérité inacceptable, à savoir que l’on n’a de sens que par la présence de l’autre que l’on cherche pourtant à éliminer.
Cette sécheresse n’enlève rien à la nervosité et au rythme dont Johnnie To est coutumier. Mais l’abstraction fait perdre en élégance et en légèreté. Loin de SPARROW ou des variantes de comédies de remariage comme le tourbillonnant YESTERDAY ONCE MORE, DRUG WAR est un polar désenchanté dans lequel les saillies humoristiques de l’habituel complice (l’interprétation par Zhang d’un mafieux hilare), Wai Ka-fai, revêtent un aspect plus grinçant. Johnnie To pioche ici dans une veine plus noire et désabusée, revenant à la source du polar urbain et les films des années 50 de la Fox (avec notamment LES FORBANS DE LA NUIT de Jules Dassin ou LE PORT DE LA DROGUE de Samuel Fuller), source poursuivie par Don Siegel ou William Friedkin (FRENCH CONNECTION ou POLICE FEDERALE LOS ANGELES notamment). Même s’il sait emprunter à la virtuosité du cinéma américain le plus contemporain (la séquence de double jeu est inspirée de celle de MISSION IMPOSSIBLE 4), il en élimine toute portée comique pour ne laisser subsister qu’une mécanique des enchaînements. La reprise d’une scène du FULL METAL JACKET de Kubrick illustre la profondeur de cette tendance pessimiste : une jeune policière clouée au sol par ses blessures et sur laquelle Tommy continue de tirer, sert d’appât pour faire sortir les policiers de leur abri et les abattre. Le duel est devenu jeu de quilles ayant épuisé les possibilités d’un spectaculaire ludique.
Cette radicalité est-elle l’indice d’une nouvelle tendance chez le réalisateur hong-kongais ? On sait Johnnie To habitué aux brusques revirements et aux variations les plus étonnantes. BLIND DETECTIVE, oeuvre à venir, s’affirme déjà dans un registre plus léger et renoue avec ce spectaculaire. On ne saurait pour autant tenir DRUG WAR comme une oeuvre mineure dans la filmographie impressionante de To et ce serait faire erreur que d’y chercher ce qu’il ne peut promettre. Oeuvre plus expérimentale en un sens par son abstraction même, DRUG WAR définit un point-limite dans l’oeuvre de son réalisateur. Moins jouissif et moins ludique, il a le mérite de révéler et mettre au jour ce que ses films précédents ne faisaient peut-être que dissimuler derrière la façade de leur élégance désinvolte et de leur précision rythmique.

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