Edwin Brienen : discussion avec un agent provocateur

Un texte signé Éric Peretti

- 2012

Le Lausanne Underground Film & Music Festival mettait à l’honneur en 2012 le cinéaste Edwin Brienen en diffusant quatre de ses films, et en l’invitant à venir présenter en avant-première mondiale sa dernière œuvre, EXPLOITATION. S’il est accompagné pour l’occasion de son actrice fétiche Eva Dorrepaal, lui seul donne des interviews. Eva préfère laisser parler le réalisateur qui, selon elle, est le plus apte à répondre aux questions sur ses films.

Sueurs Froides : En me basant juste sur les cinq films projetés par le festival, alors que vous en avez réalisé seize, je dois bien vous avouer que je ne suis pas un grand fan de votre cinéma.

Edwin Brienen : Ça commence bien pour vous (rires). J’aime les gens honnêtes, dites-m’en plus.

Sueurs Froides : Je trouve pour commencer qu’ils n’apportent pas grand chose de neuf, alors qu’ils distillent quelque chose de perturbant et d’agaçant.

Edwin Brienen : Un film ne doit pas toujours proposer quelque chose de nouveau. Je ne fais pas des films mainstream, et ils peuvent être très perturbants pour certaines personnes. Mais je pense que ce n’est pas le film qui est perturbant, c’est la personne qui le regarde qui choisit de le trouver ainsi. Pour être honnête, je ne tourne pas mes films avec l’idée de les rendre perturbant exprès. Le langage peut aussi jouer un rôle dans l’agacement, beaucoup détestaient le cinéma de Fassbinder à cause du jeu très théâtral des acteurs.

Sueurs Froides : Vous vous revendiquez de Fassbinder, mais je ne trouve pourtant pas vraiment de point de comparaison entre son cinéma et le votre, si ce n’est que vous tournez souvent avec une même famille de comédiens. Son œuvre dressait le portrait d’un pays à une époque précise, alors que vos films ne s’attachent pas vraiment à un contexte clairement défini.

Edwin Brienen : On dit que je suis le Fassbinder néerlandais, ça ne vient pas de moi. Esthétiquement il y a quelques similitudes. Il faisait des films sur le climat politique allemand, surtout après la Guerre Mondiale, et comment l’Allemagne s’est transformée pour devenir le pays qu’il est maintenant. Ce que nous avons en commun, c’est que nous utilisons un certaine esthétique théâtrale et une exagération volontaire du jeu des acteurs dans certains cas. Je peux voir son influence sur mes films, mais vous avez raison, nous n’avons pas le contexte en commun. Mais les personnes qui détestent mes films, détestent aussi ceux de Fassbinder. Beaucoup de gens me comparent aussi à Lynch, surtout pour mon film REVISION. Quant à mon film HYSTERIA, il ressemble un peu à INLAND EMPIRE, mais il a été réalisé avant, et je ne pense pas que Lynch a vu mon film, donc je ne pense pas qu’il m’a volé mes idées. Apparemment, nous avons les mêmes idées sur la façon transcendantale de traiter nos personnages. J’aime Lynch, il est très talentueux, mais je ne me sens pas connecté à lui particulièrement, à personne d’autre d’ailleurs.

Sueurs Froides : Vous travaillez très souvent avec les mêmes acteurs, notamment Eva Dorrepaal que l’on retrouve dans presque tous vos films.

Edwin Brienen : C’est parce que je la connais très bien, c’est une très bonne actrice. Je suis un réalisateur fainéant, pas parce que j’aime ça, mais parce qu’on doit faire les films très vite. Nous n’avons pas trois mois de répétitions, je tourne généralement mes films en trois-quatre semaines. C’est donc plus facile pour moi d’avoir toujours la même famille, j’écris quasiment tous les rôles en sachant déjà qui va les jouer. C’est un luxe qu’on peut se permettre avec sa propre famille d’acteurs.

Sueurs Froides : Vous tournez beaucoup, ce qui implique que vous devez écrire tout aussi vite. Vos films sont souvent assez difficiles d’accès, n’avez-vous jamais été tenté de produire quelque chose de plus mainstream ?

Edwin Brienen : J’écris très vite en effet, je n’ai pas de loin d’une trentaine de films en attente. Faire un film est une chose personnelle. Vous pouvez choisir, soit faire un film comme vous le souhaitez, ou faire des compromis et le rendre plus facile. Je n’ai encore jamais fait ce choix. Peut être que mes derniers films allemands sont plus accessibles, mais ils ne sont pas normaux pour autant. Et j’ai changé aussi. Au début, j’étais plus cynique que je ne le suis maintenant. Aujourd’hui, je suis plus vieux et j’ai une autre vision de la vie. Je tente d’éliminer le cynisme de mes films.

Sueurs Froides : Pour en revenir à vos films, peut-on dire que la recherche du bonheur est un thème central de votre œuvre ?

Edwin Brienen : Non, sauf dans le cas de LEBENSPORNOGRAFIE. Mes films sont surtout sur des gens qui font de mauvais choix, pas nécessairement sur le bonheur ou l’amour.

Sueurs Froides : J’ai trouvé LEBENSPORNOGRAFIE assez brouillon et je ne comprends pas vraiment l’intérêt de la séquence d’ouverture qui est très provocante visuellement avec un discours sur l’art qui a été perverti.

Edwin Brienen : Je dois admettre que je suis d’accord avec vous, je pense aussi que le film est une sorte d’échec. Il n’est pas vraiment tel que je le souhaitait. Le problème est que le film a été détruit par le producteur. Il n’y avait plus assez de matériel, c’était donc soit ça ou rien du tout. Je ne suis pas non plus très fan de certaines choses à l’intérieur. Par exemple, l’ouverture faite par Jean-Louis Costes, ce blabla sur ce que doit être l’art. Les gens pensent que c’est mon point de vue, alors que non, c’est le point de vue de l’un des personnages du film. Toutes ces scènes n’étaient pas dans le film d’origine, ça avait été coupé mais comme tout a été détruit, il m’a fallu récupérer ce matériel pour sauver le projet.

Sueurs Froides : Vous avez retravaillé avec Costes depuis ?

Edwin Brienen : On a écrit un script ensemble nommé Merde.

Sueurs Froides : Et qui va le réaliser, lui ou vous ?

Edwin Brienen : Oh non, sûrement pas lui (rires), il est si extrême et son style est trop trash. On a écrit le script ensemble, c’est basé sur lui. On avait un contact avec Canal +, mais à la fin on nous a dit que c’était trop cher de le financer, et je ne voulais pas le faire sans argent. Ça ne marchait que si le film avait l’air très cher et ressemblait à du cinéma mainstream pour ensuite présenter Costes tel qu’il est. Je pense qu’il serait super de le placer dans des décors très stylés et jolis.

Sueurs Froides : Parlons de REVISION, le film parle donc d’un modèle vieillissant qui semble perdre la foi…

Edwin Brienen : Non, REVISION n’est pas à propos de ce modèle, c’est à propos du climat politique que l’on vit. C’est un film sur la paranoïa, le nouvel ordre mondial et le contrôle du gouvernement sur nos vies.

Sueurs Froides : Comme quoi, je suis passé complètement à côté de la thématique. Peut-on dire que vos films prennent une tournure plus politique depuis REVISION ?

Edwin Brienen : EXPLOITATION, mon dernier film, n’est pas vraiment un film politique, bien qu’il possède quelques liens avec la destruction du monde. On y retrouve des trucs sur les francs-maçons, dont un rituel. Il y a aussi des références sur le fait que l’esprit des gens est contrôlé. C’est un film sur un réalisateur qui exploite ses acteurs, mais plus simplement c’est une métaphore sur une société qui exploite ses citoyens. Je ne suis jamais très clair sur mes métaphores. Bien sûr, j’ai mes idées lorsque je réalise mes films et je me comprends, mais je suis assez paresseux lorsqu’il faut expliquer aux gens.

Sueurs Froides : Heureusement, tous vos films n’ont pas besoin d’être expliqués. Je pense à LAST PERFORMANCE qui est peut être le plus classique, bien qu’il soit très froid et clinique, mettant une barrière entre les personnages et les spectateurs.

Edwin Brienen : Ce que vous dites est vrai, il y a une distance entre le spectateur et les personnages qui empêche l’identification. J’aime créer cette distance entre l’audience et les personnages. Je n’aime pas aider le public en créant un lien émotionnel avec l’œuvre. La distance est un bon moyen pour se remémorer plus tard ce que l’on vient de voir et en faire un récapitulatif. C’est comme pour les happy end. Si vous filmez des personnages déprimés, pour qui tout va mal, et qu’à la fin tout se retourne pour bien se terminer, ce que vous faites est d’éliminer toutes possibilités pour le public de penser à ce qu’il a vu, car il ne reste plus rien à imaginer, il y a une fin structurée. C’est ce que je tente d’éviter à tout prix, mais ça rend mes films totalement inaccessibles pour certaines personnes. Le festival n’a choisit que de montrer mes films les plus cliniques au niveau esthétique, ceux où il y a le moins d’émotions. Vous devriez voir mes films allemands qui sont différents, surtout ceux de ces dernières années. Malgré tout, ceux projetés ici sont tout de même représentatifs de mon travail.

Sueurs Froides : L’esthétique de vos films me fait penser à celle des pornos de la nouvelle vague de vidéastes des années 90, notamment aux films de Michael Ninn. Vos films sont un peu comme des pornos, mais sans les scènes de sexe, on y retrouve des personnages peu développés.

Edwin Brienen : Oui, on me l’a déjà dit, mais je ne suis pas d’accord sur le fait que mes personnages ne sont pas développés. La pornographie peut être un outil très politique pour dire quelque chose sur la société. J’ai essayé. Aux États-Unis ont m’a demandé de faire un film art et essai avec de la pornographie, pour une compagnie de X, et on a fait des tests. Si vous regardez les grosses productions X comme celles de Michael Ninn, les acteurs sont toujours bons avec leur texte, vous croyez ce que vous voyez ou entendez. C’est assez étonnant. Ce que j’ai découvert en travaillant avec eux, c’est qu’ils sont bons uniquement à cause de la tension, par le fait de savoir qu’il y aura la baise et l’orgasme plus tard. Sans le rapport sexuel, ça ne marche pas pour eux. C’est assez fascinant. Il ont besoin de cet extra pour se mettre au niveau des bons acteurs. Mais hélas ça ne marche pas sans les scènes hard.

Sueurs Froides : Ce doit être plutôt difficile de trouver le budget pour produire vos films, l’argent vient-il d’investisseurs privés ?

Edwin Brienen : Oh oui. Ce sont des investisseurs privés, selon les films. Je gagne de l’argent avec mes films, principalement sur les ventes dvd, et il est réinvesti sur le suivant et ainsi de suite. Tous mes films ont eu une sortie salle, mais pas dans tous les pays bien sûr. Cela dépend vraiment du film, du contexte. Chaque pays a ses propres idées sur mes films. Par exemple les allemands sont un peu effrayés par mon cinéma, c’est pourquoi mes films allemands sont un peu différents de ceux présentés au festival, ils sont un peu plus commerciaux, plus accessibles plutôt. Mais les américains, lorsqu’ils regardent mes films les plus extrêmes comme REVISION, ils disent juste « Oh well, great ! ». Ils ne sont pas vraiment dérangés par l’imagerie provocante.

Sueurs Froides : Vous êtes plutôt inconnu en France.

Edwin Brienen : Oui, nous n’avons pas de contact en France, le marché est difficilement accessible, à cause de la langue. Les français ne veulent pas voir des films étrangers ou sans doublage. Mais je pense que les français vont aimer mes films, alors je retravaille à percer dans le marché français.

Le site de Edwin Brienen.

Merci à Edwin Brienen pour cette discussion.
Merci à Antoine Bal pour l’organisation de cette rencontre.


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- Article rédigé par : Éric Peretti

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