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Entre chien et louve

Jean est un homme, un vieil homme qui vient de mourir après plusieurs semaines d’agonie et qui se réveille dans le corps fringant d’un chien. Mais la curieuse attribution de cette nouvelle enveloppe corporelle n’a pas altéré les souvenirs de sa vie précédente et il brûle de retrouver sa veuve, la femme qu’il a aimée passionnément pendant quarante ans. Mais il se présente à Jean un léger souci : sa femme, Astrid, n’a jamais supporté les chiens. Comment va-t-il attendrir son cœur et rester auprès d’elle ?
Tout au long de ce court récit sont livrés au lecteur les sentiments et réflexions de Jean et son présent de chien, avec toute l’étrangeté que cela implique. Le chien raconte progressivement en voix-off son histoire, celle de cet homme blanc d’une trentaine d’années travaillant au Congo. Il décrit longuement de quelle extraordinaire manière il a été subjugué par Astrid, alors qu’elle n’était qu’une négrillonne prépubère. Au fil de son récit, le portrait de cet homme se dessine. Son obsession commence lentement à mettre le lecteur de plus en plus mal à l’aise. Au cours d’une scène assez incroyable, il explique à quel point il s’est perverti pour l’avoir, cette diablesse noire de 12 ans. Il a l’intention de la ramener chez lui, même si le prix à payer est de subir les préjugés racistes de cette Belgique des années 50 et d’essuyer la désapprobation de sa propre famille à lui face à cette compagne scandaleuse et indésirable. Il raconte comment il l’a exilée de son Afrique natale, l’a isolée de tout en l’installant dans la campagne ardennaise retirée, et comment il l’a enfermée dans son intérieur propret à elle et son amour passionnel à lui.
Le lecteur assiste à la peinture romanesque de sa passion, la douce complicité de deux âmes sœurs, entrecoupée de sexe torride aux relents hautement érotiques.
Ce passé, ces souvenirs, ces réflexions, sont livrés au lecteur à travers la partie humaine de Jean. Mais c’est en tant que chien qu’il entend sa version à elle de leur histoire et de leur vie commune. C’est avec ses oreilles canines qu’il prend connaissance du désenchantement de sa femme, de sa solitude, puis ses petites et grandes trahisons. La douche est glaciale pour Jean, l’amoureux transi devenu Fidèle, le chien servile.
C’est un court récit que nous livre Anne Duguël, qui s’étale sur guère plus de 170 pages. Ce qui n’est pas bien grave car le thème n’a rien d’original et il n’a pas besoin d’une longue exposition de son intrigue. En outre, Jean insiste tellement sur la perfection de son amour à travers une description complète et hautement sensuelle des odeurs, flagrances, expressions, attitudes d’Astrid que le lecteur sent le vent tourner. Les aveux de la vieille femme à son corniaud errant n’ont rien d’une révélation extraordinaire. Mais ce n’est finalement certainement pas ce que retient le lecteur. En revanche, la qualité de l’écriture d’Anne Duguël, la précision de l’exposition de la situation, la complexité des personnages, les saveurs de leur passé, le pourquoi et le comment, c’est là que réside le grand intérêt de cette histoire. En effet, ce n’est certes pas surprenant mais c’est très beau à lire, parce que c’est bien écrit et parce que les sentiments sont de bien belle manière décrits.
Et cerise sur le gâteau, le récit dévie plusieurs fois pour se risquer avec audace sur les pentes très glissantes de l’étrange, de l’horreur et même du glauque. A un moment par exemple, le chien Fidèle se presse contre sa maîtresse, la nouvelle en tant que chien, sa vieille maîtresse en tant qu’homme. Eperdu dans ses souvenirs et ses sensations, il est tout émoustillé, il va lui faire son affaire. D’aucuns pourraient trouver ça malsain. Dans le livre d’Anne Duguël, c’est juste approprié et cet était de fait classe Entre chien et louve dans la catégorie “petit bijou” à conserver précieusement.

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