Entretien avec le sadique-master en personne : Tinam Bordage

Un texte signé André Quintaine

Depuis huit années, Paris devient la capitale mondiale du film underground gore, extrême, malsain, dépravé. Durant tout un week-end du mois de mars, la ville Lumière célèbre un cinéma qui choisit délibérément l’anonymat pour rester libre. Le responsable du massacre est Tinam Bordage, le fondateur et l’organisateur du festival Sadique-Master.

Entretien avec une personne attachante et probablement déjà culte…

Entretien avec Tinam Bordage, fondateur du Sadique-Master festival

Si tu devais faire un tutoriel « Créer soi-même son festival », qu’est-ce que tu conseillerais de faire ?

Je dirais d’abord qu’il faut être animé d’une certaine passion. Ensuite, il faut voir comment on peut mettre ça en place à travers nos compétences, nos réseaux. Et voir aussi quelle forme on veut lui donner. Cela dépend si l’on veut faire quelque chose de plutôt intimiste, quelque chose qui va un petit peu se démocratiser et devenir un festival plus mainstream. Je n’aurais pas de tutoriel précis, parce que je pense que cela dépend du format et ce que l’on veut faire de ce festival.

En ce qui concerne le Sadique-Master, c’est un festival que j’ai créé à partir de pas grand-chose. Juste à partir de ma passion et de moi en tant que freaks social en train de regarder des films chez moi dans un moule un petit peu sociopathe. Et après je suis sorti de tout ça et j’ai essayé de faire quelque chose et de fédérer une communauté autour de ça.

Pourquoi le choix du cinéma Les 5 Caumartin.

Pour le cinéma, on a tapé à toutes les portes. D’abord j’ai fait ça dans un premier cinéma qui s’appelle Les 3 Luxembourg. Il se trouve que, voyant que le festival marchait plutôt bien, ils ont essayé de nous arnaquer un peu financièrement et en plus ils n’assumaient pas totalement le festival. On a donc cherché un nouvel endroit. Tous les cinémas d’art et essai supposés ouverts se sont finalement avérés fermés pour le projet du festival. Le cinéma Les 5 Caumartin est finalement le seul qui a répondu de manière positive et qui assume. C’est là qu’on a fait sept éditions sur huit. Maintenant, on connaît un petit peu tout le monde. La collaboration marche plutôt bien ; ils sont contents de nous avoir.

Évidemment ça fait un public croisé à chaque fois. Nous, on arrive avec nos stands et les grands-mères sortent d’un film avec François Cluzet. Elles ne savent pas trop ce qui se passe. C’est marrant. Sauf la nuit du samedi où on a le cinéma que pour nous. La dernière séance étant à 22h30, c’est plus libre et on peut faire un peu des conneries. C’est moins risqué qu’il y ait un quiproquo.

entretien avec le sadique master en personne tinam bordage
Photo : Yohan Lim et Monsieur G

Est-ce que vous essayez d’avoir des sponsors ?

J’ai essayé un petit peu mais honnêtement je sais que ça ne va pas être très fructueux parce ce n’est pas un festival très rentable. On rentre dans nos frais, mais on ne fait pas vraiment de bénéfice. Et aucun sponsor n’a voulu s’aventurer là-dessus. Par exemple, évidemment on a demandé des subventions à la mairie de Paris, juste pour la forme. Ils nous ont dit non et ils nous ont collé une enquête du fisc. Là, on a compris qu’ils ne voulaient pas trop que ce festival prospère dans Paris. Ça s’est bien passé, mais on a compris qu’ils ne veulent pas nous donner de subvention et qu’ils ne veulent pas trop qu’on existe…

À quel moment t’es-tu rendu compte que le Master-sadique festival devenait une institution ?

À partir du moment où il y a eu une résonance internationale et où les réalisateurs et producteurs spécialisés dans le cinéma underground extrême comprenaient que c’était la principale passerelle pour qu’un film ait une lumière. Déjà, il y avait une communauté virtuelle assez conséquente et qui fonctionnait plutôt bien. Elle pouvait aussi fonctionner autour d’un festival. Ce ne sont pas juste des gens qui suivent ça de chez eux de manière très distante. Il y a quand même une certaine implication.

Vous recevez combien de films à sélectionner par an ? Quels sont vos critères de sélection ?

Jusqu’à trois ans, j’en recevais un certain nombre. Des dizaines et des dizaines. Depuis j’ai mis le festival sur des plates-formes qui imposent certains critères. Évidemment, 90 % des gens ne lisent absolument pas les critères, donc je reçois des drames sociaux indiens, des thrillers africains… Pourquoi, je ne sais pas. Je reçois quelques films intéressants mais maintenant j’ai des manières de tri plus sélectives (1). Parce que sinon, en soi, je reçois environ 1 500 films donc, forcément, il faut que je trie en avance pour ne pas perdre de temps. Dès que je vois quelque chose de plus intéressant, je fais plus attention.

Mais en général, les réalisateurs viennent à moi et je vais à eux.

Pour toi, le festival doit exister parce que nous sommes dans un monde aseptisé. Qu’est-ce que tu entends par aseptisé ? En quoi montrer un nain violer une handicapée mentale est subversif ?

Si le monde est aseptisé, c’est par rapport à un politiquement correct rampant qui gouverne les productions cinématographiques de manière générale, notamment Netflix. À chaque fois, ça se termine bien. Ça véhicule des morales assez bien-pensantes et même le cinéma d’horreur fonctionne tout le temps sur les mêmes mécanismes, sur les mêmes idées. Nous, ce que l’on propose, c’est des réalisateurs qui passent outre les grosses productions, du coup ils ne sont pas bloqués, ils ne sont pas filtrés. Ainsi, montrer des choses extrêmes, des choses avec des nains, des thématiques assez controversées, ça permet de casser un petit peu ça. Sachant que ces choses ne seraient jamais soutenues pas un vrai producteur. Les films n’ont pas énormément de moyens, mais ils comblent ça par une certaine créativité, par une certaine liberté dans ce qu’ils proposent. Pour moi, ce type de festival est un contre-poids efficace, je pense.

Oui, c’est vrai. Même The Den qui est un film somme toute presque « normal » proposait des choses que l’on ne verrait pas dans un film d’horreur classique.

On voit quand un film sort des circuits balisés. On le voit par rapport à ce qu’il propose, cela peut se faire sur des détails, mais on voit et on se dit : ça, ça ne serait pas passé. S’il y avait un gros producteur derrière, ça ne serait pas passé. Le film n’est pas passé sous le joug de producteurs qui cherchent à instaurer telle ou telle morale, à censurer quelque chose. On voit que ça passe outre ça et c’est à partir de là que c’est très intéressant. Du coup, cela donne un cinéma totalement libre. Et après dans la subversion, c’est tout relatif, mais je pense que ce n’est pas tant le contenu mais la démarche en elle-même. La démarche créative et libre. Pour moi, c’est un petit peu ça la vraie transgression, la vraie subversion.

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Photo : Franck Blood

La société est aseptisée… Pourtant Marian Dora (2) dit qu’il a une grande liberté d’expression. Comment expliques-tu cela ? Comment est-ce qu’on peut avoir une société aseptisée et une grande liberté d’expression ?

Une grande liberté d’expression ? Je ne suis pas sûr parce que quand on voit justement que…

Il tue des animaux et personne ne lui dit rien…

Si justement, il reçoit des menaces de mort assez régulièrement et la seule raison pour laquelle les conséquences ne sont pas plus graves, c’est parce qu’il est totalement anonyme.

Parmi les seules personnes qui ont pu le contacter, il y a des admirateurs, mais il y aussi beaucoup de personnes qui lui envoient des messages de haine.

C’est vrai, j’avoue que j’ai un petit peu de mal avec la cruauté animale dans ses films, mais c’est quelque chose qu’il a vachement retiré du mondo et ce qui est très paradoxal, c’est que Marian Dora, à côté de ça, est végétarien et milite pour la PETA (3).

En ce qui concerne la liberté d’expression, nous on a un canal mais, ne serait-ce que dans les séances croisées, on voit que les gens ne sont pas très « raccord » avec ce que l’on propose. Je pense que la liberté d’expression est circonscrite à notre microcosme et n’en sort pas vraiment. Et quand elle en sort, on voit comment ça se passe.

Même s’il y a à côté de ça une désensibilisation du contenu choc. Mais ça, je pense que c’est encore un autre phénomène lié à la prolifération de l’internet, des réseaux sociaux… Où l’on peut voir de manière assez surprenante parfois des vidéos très violentes sans que ça choque et passe pour quelque chose de banalement sensationnaliste.

Pour préciser la question sur la liberté d’expression… Des gens s’octroient le droit de proférer des menaces mais la société, elle, semble laisser faire certaines pratiques…

La raison pour laquelle les films de Marian Dora peuvent exister, c’est parce qu’ils passent sous les radars. Tous les films que l’on diffuse ne passent pas par des comités de classification et de censure. À partir du moment où la société ne sait même pas que le film existe, ils ne peuvent pas être censurés. Est-ce que c’est une liberté d’expression pour autant ? Non, je pense que c’est volontairement ignoré mais si le festival tendait à se démocratiser et que de gros médias s’intéressaient vraiment à ça, je pense qu’il pourrait y avoir des soucis à se faire assez rapidement… Donc une liberté d’expression toute relative à mon avis.

À une époque où les gouvernements investissent de plus en plus dans l’armement, où des virus confinent les populations mondiales, où 14 % de la population française est pauvre, où l’on annonce des changements climatiques cataclysmiques, est-ce que tu n’as pas l’impression que les transgressions de Marian Dora et ses pairs ne sont pas à contre-temps ? Est-ce que cette transgression peut revêtir un volet politique ?

Je pense que c’est deux subversions différentes. C’est un peu une question sur comment on se positionne… Là, on est vraiment sur un domaine artistique, un domaine culturel. Et d’un autre côté, je pense que l’on fait de l’antipolitique en faisant ça parce que nous, ce que l’on veut, c’est donner avant tout une voix à l’art, à la culture. Et on essaye justement de casser avec cette morosité qui draine tout plein de sujets sordides, d’une certaine manière. Mais sordides dans le mauvais sens du terme justement, et nous on essaye de faire du sordide dans le bon sens du terme. Je pense qu’avec un cinéma subversif, on propose d’une certaine manière un remède au monde moral et à la morosité de la société.

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Tu t’intéresses à la philo aussi, selon toi qu’est-ce qui peut justifier l’attrait du subversif ?

George Bataille avait pas mal développé là-dessus avec ce qu’il appelait l’hypermorale (4). Il dit que la morale exige une morale au-dessus de la morale. Il avait écrit ça dans la Littérature et le mal. Ça fonctionne un peu de la même manière que la catharsis. Quand on cherche de l’extrême et que l’on contextualise cet extrême, ça permet de vivre de manière saine, car on sait que chaque humain a un côté sombre en lui, et il y a différentes manières de faire avec… Soit faire des films extrêmes et il y a la manière de devenir pervenche et de mettre des PV sur les voitures. Il y en a une que je trouve un peu plus saine que l’autre, par exemple.

Tu t’intéresses à la littérature… Est-ce qu’une littérature de l’extrême semblable à ce que l’on peut voir dans Sadique-Master a existé, dans la littérature par le passé ?

Je pense, car c’est un art antérieur au cinéma. Sade par exemple, c’est très ancien et c’est quand même relativement extrême. D’ailleurs, il y a eu peu de choses plus extrêmes après. Ça a été peut-être plus réel, plus contemporain, mais je ne pense pas que l’on peut trouver beaucoup d’ouvrages dans la littérature qui sont plus extrêmes qu’un Juliette ou qu’un Les Cent Vingt Journées de Sodome.

Il y a de très bons livres. C’est un domaine qui m’intéresse dans les deux sens, mais je vois qu’il y a des équivalents de Marian Dora ou d’un Lucifer Valentine dans la littérature. Je prends le cas du Corps exquis de Poppy Z Brite, les livres de Peter Sotos, les premiers livres de Christophe Siebert… C’est quand même très, très extrême… D’ailleurs, je serais très curieux de voir ça au cinéma mais, vu que les livres ne se font pas sur les mêmes formats, on pourrait très difficilement réaliser ces livres en films par manque de budget. Mais ce serait assez énorme d’en voir certains en films. Pour moi c’est raccord.

Quels sont les autres arts que le responsable du Sadique-Master festival conseillerait aux curieux.

Mes deux arts principaux sont le cinéma et la littérature. J’aime beaucoup la musique mais c’est différent, c’est un art plus sensoriel. Un art plus vivant. Mais évidemment, je ne pourrais que conseiller à mon public de s’intéresser à tous les arts : le BodyArt a un univers corporel assez extrême. Mais il y a aussi le théâtre, la littérature… Tout art a le mérite d’exister.

Le grand-guignol qui a été exposé au cinéma à travers notamment certaines phases du cinéma japonais, il y a le manga aussi qui est forme de littérature… Il y a plein de choses, tout ce qui concerne les Ero guro… On retrouve une similitude entre tous ces arts : c’est dans l’underground que l’on trouve la plus grande créativité. C’est un point commun je pense.

Propos recueillis par André Quintaine le 25 mars 2023 lors de la 8e édition du Master-Sadique festival.

Crédits photos : Franck Blood, Yohan Lim et Monsieur G

(1) : les critères du festival récupérés sur Filmfreeway : « Le film présenté doit être impérativement déviant, extrême, transgressif. Nous n’acceptons que les œuvres susceptibles de disposer d’une interdiction aux moins de 16 ou 18 ans »… C’est pourtant assez clair.

(2) : Petite présentation de Marian Dora : http://sueursfroides.net/marian-dora-au-sadique-master-festival

(3) : PETA est la plus grande organisation de défense des droits des animaux au monde. Elle milite pour un traitement éthique des animaux.

(4) : La Littérature et le Mal, essai de Georges Bataille : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Litt%C3%A9rature_et_le_Mal

NB : Tinam déborde d’énergie et écrit aussi des livres sur son sujet de prédilection et publie des compilations de courts-métrages extrêmes… Comme c’est underground, tout est publié en quantité extrême…mement limitée. Vous seriez bien inspiré d’agir tant qu’il en est encore temps et pas une fois qu’il sera trop tard… Ici vous trouverez les infos pour vos commandes : https://www.sadique-master.com/boutique

Notre compte-rendu du festival


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- Article rédigé par : André Quintaine

- Ses films préférés : Frayeurs, Les Griffes de la Nuit, Made in Britain, Massacre à la Tronçonneuse, Freaks... Passionné de cinéma de genre, oeuvre également sur les blogs ThrillerAllee consacré au cinéma allemand et L'Écran Méchant Loup dédié aux lycanthropes au cinéma


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