Eric von Stroheim mystérieux

Un texte signé Maï Painblanc

USA - 1929-1945 - Georges Sherman, Lew Landers, James Cruze, John H. Auer
Titres alternatifs : The Lady and The Monster, Le Masque de Diijon, The Great Gabbo, Le Crime du Dr Crespi
Interprètes : Eric von Stroheim

Avec la publication de ce coffret prestige de quatre films s’échelonnant entre 1929 et 1945, Artus Films se penche sur la carrière du grand Eric von Stroheim, non pas en tant que réalisateur mais en tant qu’acteur.

En effet, dans le milieu des années 30, parce qu’il ne croyait pas au cinéma parlant, cet américain d’origine austro-hongroise né en 1885 abandonne la direction de film pour demeurer de l’autre côté de l’objectif.

Nous sont ici proposés dans l’ordre: La jeune femme et le monstre (The Lady and The Monster) de George Sherman (1944),  Le Masque de Dijon de Lew Landers (1945), Le Grand Gabbo de James Cruze (1929) et Le Crime du docteur Crespi de John H. Auer (1935). Et malgré l’âge vénérable des copies originales et le message d’avertissement donné en début du DVD, la qualité des oeuvres se révèle plus qu’honorable et ne gâche aucunement le plaisir de l’amateur.

La femme et le monstre

Cette oeuvre a été réalisée par George Sherman, surtout connu pour s’être spécialisé dans le western. Il fut un réalisateur et producteur très prolifique entre 1937 et 1971 avec plus d’une soixantaine de films à son actif. Cependant, aucun d’entre eux n’accéda à une notoriété durable.

Avec la Femme et le Monstre, il sort de son domaine de prédilection pour nous plonger, avec plus ou moins de bonheur selon les moments, dans une ambiance fantastico-policière.

A Los Angeles, dans une sorte de manoir sombre à souhait, le professeur Franz Mueller mène des recherches très pointues sur le cerveau en compagnie de son assistant, le Dr Cory, et aussi l’indispensable jeune et jolie blonde, Janice Farrell. Son but: savoir dans quelle mesure cet organe peut survivre seul et quelles sont les capacités qu’il conservera dans ce cas.

Un accident d’avion survenu dans les environs et le corps d’un homme retrouvé entre la vie et la mort lui offrent fort opportunément l’occasion de vérifier ses théories, moyennant bien entendu quelques entorses à la déontologie. Mais il s’avérera que l’homme n’est pas un sombre inconnu mais célèbre millionnaire…

Alors qu’il était de prime abord réticent à accorder son assistance au professeur, le Dr Cory finit par être lui aussi captivé par les découvertes qui sont faites et se laissera prendre au jeu. Un jeu extrêmement dangereux qui le mènera beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu, ou supposé.

Sur cette histoire de savant fou, dévoré par l’ambition et ne reculant devant rien pour mener à bien ses recherches, viennent se greffer à la fois une enquête policière et aussi, plus en arrière plan, un rectangle amoureux.

Malheureusement, à force de multiplier et d’entremêler les intrigues, l’ensemble perd en consistance et finalement en crédibilité, même si l’idée qu’un cerveau déconnecté du corps et baignant dans un bocal puisse dicter sa volonté à une personne, captive et interpelle.

Une judicieuse utilisation des jeux d’ombres et de lumière fait parallèlement monter chez le spectateur la tension qui, petit à petit, imprègne les protagonistes.

Quelques touches d’humour, noir bien entendu, viennent agrémenter l’ensemble. Un peu déconcertante au départ, la voix off destinée à éclaircir quelques points de l’intrigue pour le spectateur n’est à certains moments pas vraiment superflue. Elle confère à l’ensemble une sorte de second degré, un peu décalé.

S’il n’incarne pas le personnage principal, il n’en reste pas moins qu’Eric von Stroheim nous livre ici une prestation plus qu’honorable, en homme habité d’une passion, prêt à tout lui sacrifier. L’oeuvre est plaisante, avec un rythme agréable, quoi que peu soutenu, de belles utilisations assez formalistes du potentiel qu’offre le le noir et blanc. Cependant, les nombreux méandres et ramifications du scénario peuvent désorienter le spectateur qui aura parfois quelques difficultés à renouer avec le fil de l’intrigue.

Le masque de Dijon

Lew Lewis, réalisateur né au début du 20e siècle, est surtout connu pour avoir mis en scène Le Corbeau, d’après la nouvelle du même nom d’Edgar Allan Poe, dans lequel il réunissait les deux grandes stars du cinéma fantastique des années 30 : Boris Karloff et Bela Lugosi.

De nombreuses questions se posent face à la première scène : une jeune femme, blonde, pose sa tête dans une guillotine. La lame s’abat et la tête tombe dans le panier, où elle se met à sourire… S’agit-il d’une ré-interprétation un peu décalée d’événements de la révolution française ?

En fait, il s’agit d’un tour de magie en costume proposé au grand illusionniste Dijon afin de relancer une carrière en considérable perte de vitesse.

Désargenté et plus qu’imbu de lui-même, ce dernier depuis quelque temps se consacre totalement à l’étude de l’hypnose. Malgré l’insistance de son épouse et les dettes qui s’accumulent, il refuse de s’abaisser à effectuer de telles supercheries qu’il estime indignes de lui.

Néanmoins, le grand Dijon finit par accepter de se produire lors d’une réception à condition d’y effectuer un numéro d’hypnose… qui se termine par un fiasco total! Furieux et bafoué dans sa fierté, l’illusionniste part errer dans les rues. Cette séquence époustouflante menée de main de maître donne au réalisateur l’opportunité de nous régaler d’un montage d’images en surimpression, de jeux d’ombres et de lumières qui nous font participer à la folie qui gagne le héros. Lequel va d’ailleurs s’apercevoir peu après de l’étendue de son pouvoir hypnotique qui lui servira pour de très noirs desseins. Enfin, il va pouvoir assouvir sa haine envers tout ceux qui l’ont méprisé ou se sont placés en travers de sa route.

Au travers de gros plans parfaitement orchestrés, de scènes à l’éclairage savamment dosé et orienté, une atmosphère angoissante et lourde s’instille, amenant pas à pas vers l’issue voulue par le héros…

Eric von Stroheim campe un personnage inquiétant à souhait, dont la démence se révèle petit à petit, jusqu’à prendre entièrement possession de son esprit et de sa personnalité. Malheureusement, il manque un peu de profondeur, tout comme l’intrigue à laquelle il participe, le seul moteur de l’action étant finalement la jalousie envers ses semblables et la haine qui en découle.

Si la fin, un rien rocambolesque, surprend par son retournement de situation et se situe en peu en deçà du reste de l’oeuvre, elle vient se placer en miroir de la scène initiale, clôturant l’ensemble d’une sérieuse touche d’ironie.

The Great Gabbo

Né à la fin du 19e siècle, James Cruze fut à la fois acteur, réalisateur et producteur, très prolifique dans les trois cas, même si son nom n’est pas passé à la postérité. Il faut dire que dans les trois cas aussi, sa carrière s’interrompit avant le début de la Seconde guerre mondiale.

Ce troisième film de la rétrospective prend lui aussi place dans le monde du spectacle et de l’illusion. L’acteur, nanti cette fois de son monocle fétiche, y incarne un célèbre ventriloque, machiste et égocentrique. Il partage la vedette avec Otto, sa marionnette et son alter ego.

Plus que tout, Gabbo souhaite reconquérir Mary, l’amour de sa vie, une chanteuse de revue qui l’a quitté deux ans auparavant. Bien qu’elle ait été par le passé amoureuse de lui, elle vit aujourd’hui une nouvelle histoire d’amour, est éprise d’un artiste de music-hall que, d’ailleurs, elle a épousé.

Les deux anciens amoureux se rencontrent à nouveau et Gabbo est bien décidé à reconquérir Mary notamment en étalant devant elle son prestige et sa richesse plutôt que ses sentiments qu’il est pratiquement incapable d’exprimer.

Mais c’est sur Otto, la petite marionnette de bois, à la fois confident, mode d’expression d’une autre personnalité de Gabbo, que Mary concentre toute son affection et son attention, faisant de lui un autre rival potentiel.

Sur base d’une intrigue sentimentale, sorte de romance noire, l’oeuvre développe la dichotomie qui va envahir l’âme et les sentiments de Gabbo, le conduire à la folie. Partagée entre drame et comédie musicale, un parti pris qui ne manque pas surprendre, elle souffre parfois de la présence d’intermèdes musicaux plutôt nombreux et parfois longs, sauf pour les amateurs du genre ou du second degré. Ceux-ci ont en effet plutôt mal résisté aux outrages du temps et peuvent susciter plutôt l’ennui que l’amusement.

L’interprétation par moment grandiloquente d’Eric von Stroheim ne nuit cependant aucunement à son charisme, parvenant même sur la fin à faire prendre en pitié un personnage pourtant détestable en tous points.

Les derniers plans, marquants, de Gabbo et de sa poupée viennent en point d’orgue mettre en exergue la souffrance mentale du héros, irrévocablement anéanti dans tout ce qui faisait sa fierté.

Ce thème de la marionnette et de la poupée, comme entité indépendante mais aussi projection ou trasnfert d’une partie de la personnalité du héros, sera repris par la suite à de nombreuses reprises dans le cinéma fantastique. Il faut dire qu’il ouvre de nombreuses possibilités d’exploitations visuelles et scénaristiques qui se retrouveront notamment dans la série des Chucky mais aussi dans des ?uvres moins grand public, comme l’excellent « May » de Lucky McKee. Et, en tant que l’un des précurseurs de ce mouvement et ébauche de la psychologie qui le sous-tend, The Great Gabbo se révèle des plus intéressants.

Le crime du Dr Crespi

Basé sur « L’enterré vivant », une nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le crime du Dr Crespi nous replonge à nouveau dans les arcanes de la science et de la médecine. Ce métrage a été l’oeuvre de John H. Auer, un réalisateur d’origine autro-hongroise lui aussi, tout comme son acteur principal.

Incarné par Eric von Stroheim, le Dr Crespi entend mettre à profit un accident survenu au mari de celle qu’il aime pour le plonger dans un sommeil profond, simulant la mort. Son but : parvenir à enterrer vivant son rival après lui avoir fait « miroiter » les souffrances qu’il va endurer.

Sur cette intrigue intéressante au départ mais au traitement fort basique et linéaire, John H. Auer ne parvient pas vraiment à faire décoller son film. Des décors plats et répétitif, une absence d’utilisation des possibilités qu’offre la lumière, des dialogues très moyens et des acteurs qui parfois paraissent trop livrés à eux-mêmes contribuent à instiller chez le spectateur, même motivé, un ennui progressif mais irrésistible.

Seul Eric von Stroheim parvient à sortir son épingle du jeu, à donner consistance à son personnage, voire une certaine profondeur. L’un des grands moments du film, peut-être même le seul, est la scène où il se retrouve face à son rival conscient mais contraint à l’impuissance et à l’immobilité par l’anesthésiant injecté. Il entreprend alors de lui décrire avec force détails et un précision diabolique sa future agonie lorsqu’il se retrouvera, sous peu, enterré vivant.

Mais le manque de relief de la mise en scène et des seconds rôles, simples faire-valoir du sinistre Dr Crespi, empêche l’oeuvre de décoller, d’explorer d’autres pistes que celle fournie à la base par la nouvelle d’Edgar Allan Poe. Et en dépit de la prestation honorable de l’acteur principal, il ne reste au spectateur que l’impression d’une réalisation correcte, mais laborieuse et sans aucun génie créatif.

En résumé, ce coffret nous offre un bel aperçu de la carrière d’acteur du grand Eric von Stroheim dont les prestations, parfois inégales, ont marqué le paysage cinématographique de la première partie du 20e siècle. Il nous fait découvrir différents aperçus du talent indéniable de celui dont les prestations ultérieures furent souvent réduites à l’incarnation de l’ex-officier allemand caricatural, nanti de son célèbre monocle.


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- Article rédigé par : Maï Painblanc

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