Et mourir de plaisir

Un texte signé Alexandre Lecouffe

France-Italie - 1960 - Roger Vadim
Titres alternatifs : Blood and roses, Und vor Lust zu sterben
Interprètes : Annette Vadim, Mel Ferrer, Elsa Martinelli

C’est en 1871 qu’est publiée la novella « Carmilla » du romancier irlandais Sheridan Le Fanu qui fit éclore une figure fantastique majeure, celle de la femme-vampire dont ET MOURIR DE PLAISIR marque la première occurrence dans un film français (dont acte !). Non content d’avoir donné vie à cette sulfureuse créature (probablement inspirée de la sanglante comtesse Bathory), Le Fanu l’a également dotée d’une sensualité débordante et surtout d’un penchant saphique très marqué. De manière inexplicable, « Carmilla » ne souffrira pas de la pourtant peu clémente censure victorienne et son personnage éponyme parviendra à traverser les décennies pour réapparaître plusieurs fois au cinéma sous des formes plus ou moins fidèles à son image littéraire. Outre ET MOURIR DE PLAISIR qui constitue sa première véritable adaptation, « Carmilla » a été célébrée dans plusieurs longs-métrages de grande qualité quoique d’approches différentes : LA CRYPTE DU VAMPIRE de Camillo Mastrocinque (1964), THE VAMPIRE LOVERS de Roy Ward Baker (1970), LES LEVRES ROUGES de Harry Kümel (1971) ou LA MARIEE SANGLANTE de Vicente Aranda (1972).

C’est donc au réalisateur et séducteur Roger Vadim que l’on doit la résurgence de notre oupire préférée, ce qui n’a pas manqué et continue de faire grincer beaucoup de canines, fantasticophiles ou pas, l’auteur de ET DIEU CREA LA FEMME (1956) figurant en très bonne place parmi les réalisateurs français les plus unanimement méprisés ! C’est oublier que Roger Vadim fut certainement l’un des premiers artisans du cinématographe à bousculer les conventions morales et les différents tabous de l’époque, peu primesautière, des années cinquante. Si ET DIEU CREA LA FEMME marque pour beaucoup la naissance du mythe B.B., le film adopte surtout une grande liberté de ton qui annonce celle de la Nouvelle Vague dont les principaux auteurs sauront se souvenir et qu’ils salueront d’ailleurs vivement. Si la plupart des films intéressants de Roger Vadim sont tournés pendant une courte période allant jusqu’à la fin des années soixante, aucune de ses œuvres ne sera bien accueillie en France. Certaines, pour leur audace thématique et leur singularité méritent certainement d’être réhabilitées : LES LIAISONS DANGEREUSES 1960 (1959), étonnante transposition de l’univers de Laclos dans la haute bourgeoisie des années cinquante ; LE VICE ET LA VERTU (1963) qui mélange personnages sadiens et période de l’Occupation (et Catherine Deneuve teinte en blonde pour la première fois !) ; BARBARELLA (1968), sommet d’inventivité visuelle en total décalage avec la production européenne de l’époque. ET MOURIR DE PLAISIR, film pratiquement invisible depuis des décennies, se situe très largement dans cette catégorie.

Nous sommes dans l’immense et magnifique propriété des Karnstein, une famille noble dont la légende dit que les ancêtres étaient des vampires ! Le dernier descendant masculin de la lignée, le comte Leopoldo, est entouré de sa fiancée Georgia qu’il doit épouser sous quelques jours, du père de cette dernière, de deux amis proches ainsi que de sa cousine Carmilla von Karnstein. Celle-ci semble développer une forme d’obsession pour son ancêtre Millarca à qui elle ressemble trait pour trait et dont le corps est enterré dans une crypte de la propriété. Bientôt, Carmilla semble véritablement possédée par l’esprit de cette aïeule vampire ; son entourage met cela sur le compte d’une imagination névrotique jusqu’au jour où une servante des Karnstein est retrouvée morte vidée de son sang.

ET MOURIR DE ¨PLAISIR ne se pose pas comme une transposition fidèle de « Carmilla » mais plutôt comme une adaptation assez libre de l’univers étrange et érotique créé par Le Fanu. L’espace diégétique est modifié puisque le film se déroule dans les années cinquante quelque part dans la campagne romaine quand la novella était située en Autriche au milieu du dix-neuvième siècle. L’intrigue, qui se focalisait sur le récit d’une narratrice adolescente (Laura) nous relatant sa « vampirisation » par une mystérieuse jeune fille (Carmilla), mettait en avant, sous des dehors de conte fantastique, des thèmes souterrains comme le difficile passage à l’âge adulte, les troubles de l’identité ou l’attirance homosexuelle. Le scénario écrit par Roger Vadim avec l’aide de l’écrivain Roger Vailland laisse de côté ce sous texte faisant du saphisme l’énergie principale pour n’en faire qu’un ressort secondaire ; un choix certainement dicté par la censure. La belle et mélancolique Carmilla (interprétée par la Suédoise Annette Stroyberg, devenue Vadim peu de temps avant) semble ici en effet surtout éprise de son cousin Leopoldo qu’incarne le beau et distingué Mel Ferrer (SCARAMOUCHE de George Sidney, 1954) remplaçant paraît-il au pied-levé son ami Christopher Lee. De même, le film n’utilise que très peu les topos et l’imagerie liés à la figure du vampire très présents dans la novella et qui furent réactualisés et magnifiés peu avant par la Hammer Films avec LE CAUCHEMAR DE DRACULA (Terence Fisher, 1958). Si ET MOURIR DE PLAISIR ne peut donc pas tout à fait être assimilé à un « vampire-movie » (on ne trouve en effet ni canines protubérantes, ni crucifix ni crainte du soleil…) c’est certainement parce qu’il joue sur une ambivalence concernant l’état second dans lequel se trouve Carmilla : est-elle atteinte d’une forme de schizophrénie ou bien a-t-elle été réellement possédée par l’esprit de Millarca ? La première hypothèse est soutenue par la présence et les propos rationnels du docteur (et narrateur) Verari tandis que la seconde est étayée par plusieurs séquences ouvertement fantastiques à l’image de celle, magnifiquement gothique, figurant la descente de notre languide héroïne à l’intérieur du caveau où est enterrée Millarca. Le tombeau s’ouvre et un lent travelling avant en caméra subjective vient à la rencontre de Carmilla qui chuchote alors le prénom de son ancêtre. Cut sur son visage extasié. Peu après cette séquence qui inaugure l’envoutement de la jeune femme, une scène nous montre le cheval qu’elle est supposée monter être pris de panique par sa simple présence ; plus loin encore, un plan emblématique du film représente une rose qui se fane subitement après avoir été touchée par Carmilla.

De façon générale, ET MOURIR DE PLAISIR s’évertue à créer par petites touches un microcosme dans lequel la frontière entre réel et imaginaire, entre le vrai et l’hallucination est poreuse ; cette impression est renforcée par le fait que dans cet univers en réduction, le temps semble s’être figé puis avoir effectué un retour en arrière de plusieurs siècles, à l’image du bal costumé organisé par le comte et de la demeure des Karnstein, tous deux ancrés dans ce passé que regrettent Leopoldo et Carmilla, couple hanté par le désir incestueux. La séquence qui illustre le mieux cette idée de porosité, de contamination du réel par le fantasme, du présent par le passé trouve son point d’orgue dans le dernier tiers du film et nous montre Carmilla se précipiter vers son miroir, persuadée qu’une blessure ensanglante sa robe blanche, au niveau du cœur. La scène, d’une beauté troublante, est aussi d’une audace graphique assez incroyable (pour l’époque), révélant dans un plan bref le sein nu et couvert de sang d’Annette Vadim, faisant d’elle la première « vampire nue » du cinéma ! Dans la dernière partie du film, une autre séquence sidérante aux images (noir, blanc et rouge !) influencées par le Surréalisme nous convie à assister au rêve hallucinatoire de Georgia juste après que celle-ci a accepté que Carmilla dépose un chaste baiser au coin de ses lèvres, dans un plan qui marque lui aussi une première dans le cinéma (français). Ces images étonnantes et fortement iconiques issues des marottes de Roger Vadim (pour simplifier : littérature et érotisme) sont servies dans un écrin inoubliable façonné par le chef-opérateur Claude Renoir (neveu de Jean Renoir avec qui il a travaillé, notamment pour LE CARROSSE D’OR, 1952). Qu’il s’agisse des intérieurs de la demeure aux dominantes rouge et pourpre, des extérieurs magnifiant les éléments romantiques de la nature ou des plans utilisant des éclairages plus sophistiqués, tout relève dans le film de la composition picturale, d’un art de mettre en valeur les couleurs et les tonalités les plus évocatrices. ET MOURIR DE PLAISIR semble même préfigurer visuellement par instants certains longs-métrages gothiques italiens de la période 1962-64 (L’EFFROYABLE SECRET DU DOCTEUR HICHCOCK de Riccardo Freda, 1962 ou LE CORPS ET LE FOUET de Mario Bava, 1963).
Pour faire court : il est enfin temps pour les fantasticophiles de redécouvrir ce film unique et précurseur, sorte de trait d’union oublié entre les œuvres de la Hammer et celles venues d’Italie et de le resituer à sa juste et haute valeur.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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