Footprints (on the moon)

Un texte signé Alexandre Lecouffe

Italie - 1975 - Luigi Bazzoni
Titres alternatifs : Le orme, Primal impulse
Interprètes : Florinda Bolkan, Peter Mc Enery, Nicoletta Elmi

Alice Cespi, qui est traductrice pour une grande entreprise scientifique, se voit signifier brutalement son licenciement : elle aurait été absente durant trois jours sans prévenir alors qu’elle devait remettre un dossier important. La jeune femme, qui n’a aucun souvenir de ce qu’elle a fait durant ce laps de temps, hésite à accepter l’idée qu’elle puisse être victime d’une crise d’amnésie et songe à un possible complot. Découvrant chez elle une carte postale d’un hôtel situé sur l’île de Garma, Alice décide de s’y rendre, pressentant que ce lieu qui lui est inconnu a un lien avec la mystérieuse situation dont elle est victime. Une fois sur place, plusieurs personnes affirment la (re)connaître et l’avoir vue sur l’île deux ou trois jours auparavant. Alice serait-elle en train de perdre la mémoire, la raison ou bien… ?

Le peu prolifique réalisateur Luigi Bazzoni n’est connu que pour deux films passionnants bien que très différents : L’HOMME, L’ORGUEIL ET LA VENGEANCE (1968), une adaptation-western de « Carmen » avec Franco Nero et Klaus Kinski et JOURNEE NOIRE POUR LE BELIER (1971), un remarquable polar « giallesque ». FOOTPRINTS (LE ORME en italien, c’est-à-dire « les empreintes ») est lui plus difficile à catégoriser puisqu’il hybride différents genres tels que l’étude psychologique, le fantastique et le drame. Le film est porté par l’actrice d’origine brésilienne Florinda Bolkan dont on a pu admirer l’immense talent et la beauté sophistiquée à la fois dans des films d’auteurs (LES DAMNES de Luchino Visconti, 1969 ; ENQUETE SUR UN CITOYEN AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON de Elio Petri, 1970) et dans le cinéma « bis » (LE VENIN DE LA PEUR, 1971 ; LA LONGUE NUIT DE L’EXORCISME, 1972, deux monuments de Lucio Fulci). Egalement inoubliable dans l’étonnant FLAVIA LA DEFROQUEE (Gianfranco Mingozzi, 1974), la Bolkan connaîtra ensuite dans les années 80 une très populaire carrière à la télévision italienne, incarnant notamment un personnage récurrent dans la série policière « La pieuvre ».

Œuvre rare et méconnue, FOOTPRINTS est un bel exemple de l’audace créative dont était capable le cinéma de genre italien des années 70 entre deux bandes d’exploitation. La première partie du film semble se développer sur le terrain très codifié du film de complot et d’enquête, convoquant divers éléments constitutifs de ce genre alors à son apogée aux Etats-Unis (KLUTE de Alan J.Pakula, 1971 ; CONVERSATION SECRETE de Francis Ford Coppola, 1974…). On en retrouve en filigrane dans FOOTPRINTS l’ambiance de paranoïa, la toute-puissance menaçante et opaque des multi-nationales, l’architecture écrasante et déshumanisée des grandes villes, le sentiment que l’individu est « programmé ». C’est dans ce contexte hostile et anxiogène qu’évolue le personnage d’Alice, dont le visage tourmenté est à plusieurs reprises filmé en de longs et silencieux gros plans, comme autant de tentatives de pénétrer la psyché morcelée de la jeune femme. Par ailleurs, Luigi Bazzoni choisit de multiplier les plans où Alice apparaît derrière des vitres ou en reflet et de cadrer son héroïne seule dans de vastes espaces presque vides, comme pour signifier à la fois sa possible schizophrénie et surtout son isolement progressif du monde qui l’entoure. La seconde partie du métrage se déroule entièrement sur l’île De Garma (en Turquie) où la belle amnésique tente de reconstituer les événements qu’elle a pu vivre. Son arrivée est filmée de façon évocatrice par le biais d’une rime visuelle (un plan large d’une rue et de la façade de l’hôtel strictement identique à la carte postale énigmatique) donnant l’impression que le personnage entre littéralement « dans la photographie », traverse une autre dimension. A partir de ce plan iconique, le film se métamorphose en récit initiatique intérieur, en quête existentielle et quasi-métaphysique marqués par une plongée inexorable dans le fantastique. C’est en effet l’incertitude et l’étrange qui deviennent les ressorts principaux d’un récit où les lieux et les paysages que traverse Alice sont autant de métaphores de son passé, de ses souvenirs et de sa mémoire frappée d’amnésie. L’île (symbole patent de l’isolement de l’héroïne, véritable « entre deux mondes » et purgatoire où le temps semble suspendu) est de fait composée d’un bois désert et silencieux, de ruines éparses et de rochers, d’un petit port d’où partent des bateaux qui semblent vides, d’une plage un peu perdue…Si la figuration de l’espace mental d’Alice est alors évident à saisir ici, il est difficile au spectateur de s’y retrouver puisque le film choisit de fragmenter sa narration, de faire se succéder des séquences sans lien logique entre elles (l’héroïne croise plusieurs personnages qui disent la connaître mais les conversations sont brutalement interrompues) ou de faire intervenir sans prévenir analepses et prolepses. Ce faisant, FOOTPRINTS ne fait pas mystère de ses influences, qu’elles soient littéraires (sa dimension onirique et parfois non-sensique ainsi que le prénom du personnage principal évoquent Lewis Carroll) ou cinématographiques (l’esprit de L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD de Alain Resnais, 1961, plane sur tout le film) mais parvient sans peine à trouver sa propre identité. Celle-ci est en partie construite sur une remarquable recherche plastique, que ce soit dans les cadrages au cordeau, dans la mise en valeur expressionniste des espaces ou dans la composition photographique due au grand Vittorio Storaro (chef op’ sur L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL de Dario Argento, 1969 ou sur APOCALYPSE NOW de Francis Ford Coppola, 1979, qui lui valut un Oscar). Son travail sur les tonalités est essentiel au film et accompagne son thème principal (la perte progressive d’identité) : aux couleurs froides et claires de la première partie du film vont succéder les teintes de plus en plus sombres du second acte. En utilisant alors en majorité les contre-jours, le clair-obscur et les plans utilisant la présence de vitraux, le réalisateur et son chef-opérateur font graduellement disparaître Alice dont il ne restera au final que les « empreintes » sur le sable de l’île de Garma. Une oeuvre forte et insolite à redécouvrir d’urgence.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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