Un texte signé Philippe Delvaux

Japon - 1972 - Chusei Sone
Titres alternatifs : Naked Rashomon, Showa onnamichi: Rashomon
Interprètes : Eimei Esumi, Hitomi Kozue

retrospective

Graine de prostituée

Todo, garde du corps du puissant Katsuragawa, est amouraché de la prostituée Shino. Mais Katsuragawa, dont la femme est à la fois volage et stérile, veut assurer sa descendance et, contre avantages financiers, propose à Todo de le laisser faire un enfant à Shino, qu’il fera ensuite passer pour le fils de sa femme. La souffrance de Todo est avivée de ce qu’une fois l’accouchement de Shino terminé, Katsuragawa demande à Todo de l’éliminer, ainsi que la fille jumelle. Katsuragawa ne veut garder que le garçon et maintenir le secret sur ce descendant qui n’est pas de son sang.

Loin d’un synopsis, ce paragraphe se contentera de synthétiser les vingt premières minutes du métrage, pour ne pas faire perdre le plaisir de la découverte des ressorts du reste de l’intrigue. C’est cette mécanique qui fait en effet tout le sel de ce film. Il nous faudra en effet assez longtemps pour relier les divers éléments les uns aux autres, Chusei Sone usant d’une structure chronologique éclatée sur diverses temporalités : l’année 1913 où se nouent les prémisses du drame, le début des années trente où il trouvera sa résolution, mais également, par le biais de nombreux flashbacks, la période de rencontre initiale des amants ou celle succédant à la demande d’assassinat par Katsuragawa.

Pour compliquer la donne, Chusei Sone prône l’ellipse, tant sur les dialogues que sur certains moments clés de l’action, préservant un mystère qu’il nous dévoilera ensuite par bribes. Le non-dit, les métaphores, paraboles, ellipses investissent de tous temps la culture japonaise et son cinéma. Les mots sont souvent surabondants. Mais ici, ces figures s’ajoutent au style même du film, qui joue sur la découverte progressive de ce qui s’est réellement passé un jour de 1913, et qui nous introduit progressivement dans la vie des personnages et dans leurs interactions. Le puzzle est éclaté et les pièces ne s’imbriquent les unes aux autres que petit à petit. Enfin, les ellipses s’accommodent fort bien du système de production des « Roman porno », qui limitent la durée des métrages à 1h20, obligeant donc souvent à ramasser l’action et sa progression.

Sémantiquement, la mise en scène imbrique un système de valeurs à l’intrigue : Katsuragawa, qui figure ici le puissant et l’oppresseur, est occidentalisé : il habite dans une maison de type européen, s’habille à l’anglaise et soutient Hogetsu Shimamura, un dramaturge passant pour avoir introduit le théâtre occidental au Japon. A l’opposé, Todo incarne l’âme japonaise de par son statut d’épéiste émérite. Il ouvre d’ailleurs un dojo, mais reste par ailleurs rongé de culpabilité. Il n’est pas interdit d’y voir une allusion, éventuellement inconsciente, du scénariste au Japon post 1945, qui a vu l’occident triompher militairement. Rappelons que le japon des années soixante et de la décennie suivante connaît des mouvements de contestation important, notamment à l’encontre de la présence militaire américaine. Cette contestation ne laissera d’ailleurs pas insensible une partie des réalisateurs de pinku, au rang desquels on relève évidemment la figure tutélaire de Wakamatsu. Or Chusei Sone, avant de débuter dans la réalisation, a justement été scénariste pour Wakamatsu.

On retrouve dans d’autres productions érotiques de l’époque cette utilisation des codes occidentaux confrontés à la culture japonaise. Ne citons que le sadique de STAR OF DAVID : BEAUTIFUL GIRL HUNTER.

Ceci dit, l’opposition entre culture occidentale et orientale se relie aussi aux diverses époques du film. L’action s’étend de l’ère Taisho (1912-1926), emprunte d’un certain libéralisme et ouverte aux influences extérieures, à l’ère Showa qui lui succède et qui se signale par un retour au nationalisme qui virera d’ailleurs rapidement au militarisme. Ce sont ainsi quelques indices qui nous permettent de situer temporellement telle ou telle action. Ainsi de cette allusion à l’imminence de l’attaque sur Shangaï.
GRAINE DE PROSTITUÉE / NAKED RASHOMON est un « Roman Porno », càd un érotique à budget décent et à intrigue fouillée, produit par la Nikkatsu. Son intrigue est donc régulièrement lardée de scènes de lit… que les censeurs de l’époque ont masquées de caches proprement gigantesques. Au fil du temps, la censure japonaise, sans vraiment se relâcher complètement, adoucira ses exigences et diminuera la taille des caches. Nous sommes ici dans les érotiques de la première période et dans une production « ambitieuse » comme l’étaient tous les érotiques de la Nikkatsu, d’où la vigilance de la censure. A trop cacher, les scènes perdent donc une grande partie de leur potentiel érotique. Heureusement, la qualité du drame pallie sans trop de difficulté à ce problème. Rappelons aussi que, fait assez unique dans le cinéma érotique mondial, les Roman porno ont rapidement connu une certaine reconnaissance critique, ce qui a probablement aidé à l’assouplissement ultérieur de la censure.

Chusei Sone a sans conteste fait partie des premiers réalisateurs à voir, à l’époque, son talent rapidement reconnu. Son étoile a cependant légèrement pali par la suite, avant un bref retour en grâce public via les deux premiers ANGEL GUTS dans les années ’80 et l’interruption brutale (due selon certains auteurs a des problèmes avec des yakuzas) de sa carrière après 1988… année de mort du genre Roman porno !

Cliquez ici pour lire l’article sur Star of David: beautiful girl hunter


Votre soif de lecture n'est pas rassasiée ?
Téléchargez les anciens numéros de Sueurs Froides


Inscrivez-vous à la liste de diffusion et accédez au
téléchargement des anciens numéros de Sueurs Froides :
- Une tranche d'histoire du fanzinat français
- 36 numéros de 1994 à 2010
- Près de 1800 films critiqués
Un index est disponible pour chercher un film ou un dossier
CLIQUEZ ICI.

- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

Share via
Copy link