Guilty of romance
Japon - 2011 - Sono Sion
Titres alternatifs : Koi no tsumi
Interprètes : Kanji Tsuda, Satoshi Nikaido, Kazuya Kojima, Ryûju Kobayashi, Ryô Iwamatsu
Izumi incarne le rêve sociétal japonais traditionnel : jeune et jolie, elle est mariée à un riche écrivain et vit sa vie de femme au foyer, toute dévouée au seul accomplissement de son mari. Elle subit donc le parfait cauchemar d’un quotidien morne, réglé au milipoil, au seul profit d’un conjoint qui part de grand matin pour ne revenir qu’au soir bien avancé. L’apparente bienveillance de ce dernier cache mal un profond désintérêt à l’encontre d’une épouse qu’il ne voit au mieux que comme prolongation d’un robot ménager. La frustration couve. Izumi veut faire quelque chose de sa vie, mais sans trop savoir quoi. Elle perçoit juste la nécessité de se réaliser d’une manière ou d’une autre et, avec l’accord de son époux, débute comme vendeuse de saucisses dans une grande surface. Elle y est vite repérée par Eri Tsuchyia, rabatteuse pour une agence de photos et de vidéos coquines. D’abord horriblement gênée, elle découvre cependant son corps, sa sensualité, et s’abandonne bientôt sans complexe à sa nouvelle activité. L’étape suivante sera franchie quand Kaoru, un argousin arborant tenue de magicien, l’emmène dans un love hotel où il abuse d’elle. Au sortir de l’hôtel, elle rencontre Mitsuko Ozawa, prostituée de rue la nuit… et professeur de littérature d’une université huppée le jour. Mitsuko professe que les mots sont vides de sens et qu’il faut ressentir la vie dans sa chair. Elle l’entraine petit à petit dans une spirale de la décadence tandis que Kikuchi, le mari d’Izumi, se remet progressivement à regarder amoureusement sa femme.
Sono Sion est un réalisateur essentiel du Japon contemporain. Son cinéma scrute la société et ses failles, notamment familiale. Cependant, en dépit de l’intérêt festivalier manifeste, ses films ont souvent du mal à se frayer un chemin en salle hors du Japon. Ses sujets relèvent trop de la culture locale. Peu exportables donc ! Son œuvre la plus connue par chez nous reste le diptyque SUICIDE CLUB/NORIKO’S DINNER TABLE partant des très japonais suicides collectifs. Mais on lui doit aussi le splendide STRANGE CIRCUS (2005) qui aborde avec une rare maitrise l’inceste familial, sous une forme qui n’élude pas les débordements grand-guignolesques. EXTE – pour « extension capillaire » – s’amuse quant à lui des codes post-RING du film de fantôme alors en vogue, dont l’ample chevelure noire a effectivement fini par devenir un gimmick. Il entreprend ensuite sa trilogie de la haine, constituée de LOVE EXPOSURE, de COLD FISH (présenté à l’Etrange festival 2011) et de GUILTY OF ROMANCE (présenté à l’Etrange Festival 2011 et à Offscreen 2012). Le BIFFF, qui a souvent programmé le réalisateur, répondra une fois de plus présent en sélectionnant pour son édition 2012 son dernier né, HIMIZU.
Dans GUILTY OF ROMANCE, on suit donc le parcours d’Imizu, qui incarne la réussite féminine sociale selon la tradition japonaise : femme au foyer. Vêtue d’un kimono, agenouillée auprès de son époux, lui versant le thé, silencieuse, aimante et attentive, elle en respecte tous les codes. Mais Sono Sion nous dévoile l’aliénation engendrée par une vie qui confine au vide. Imizu aspire à autre chose et veut échapper au quotidien à n’importe quel prix, quitte à vendre des saucisses… quitte à se laisser embrigader par le côté sombre de la société japonaise, celui de l’amour tarifé. Le réalisateur nous promène dans les diverses formes érigées par cette très formaliste société pour canaliser le sexe : prostitution de rue, love hotels, photos coquines puis pornographiques, prostitution en milieu scolaire – avec ici la prof de fac au lieu de la lycéenne-péripatéticienne -, agence d’escort…
Sono Sion est un lettré, il fut poète avant de devenir réalisateur, art qu’il pratique toujours. Aussi n’est-il guère étonnant de le voir nous livrer une clé sous forme de référence littéraire, à savoir « Le Château » de Franz Kafka. Plusieurs personnages nous répètent en effet que chacun cherche dans le quartier des plaisirs de Tokyo le chemin vers « le château », sans cependant jamais le trouver. La quête du Sens à travers les sens ne mène à rien, mais pourtant, tous s’engouffrent dans cette voie, aussi frénétique que dénuée d’issue – c’est d’ailleurs ce que nous rappelle un poème scandé à plusieurs reprises par Mitsuko puis Izumi -. Mais, à l’instar du roman de Kafka, aux multiples possibilités de lecture, la référence au Château ouvre diverses interprétations. Ce château est donc aussi le mari ou le père, les deux figures se confondant dans une société japonaise qui faisait classiquement du premier le maitre de son épouse. Izumi et Mitsuko cherchent le chemin du mari et du père ou celui du père à travers le mari. Et in fine, chacune se cherche elle-même, sans parvenir à se trouver.
Izumi et Mitsuko se délitent donc, rongées par un problème à la fois d’ordre familial et personnel. Ce qu’elles extériorisent par leurs débauches ne sont que stigmates.
On relève d’ailleurs qu’Izumi est mariée à un romancier tandis que Mitsuko est fille d’écrivain et prof de littérature. Le poète Sono Sion n’est pas tendre avec le monde littéraire. Mais le tout est au service d’un arc narratif qui explicitera au final la relation entre Mitsuko et Izumi sur un mode assez pervers, que nous ne dévoilerons pas ici, mais qui n’étonnera pas les connaisseurs du cinéaste.
Le parcours d’Izumi fonctionne en cercles concentriques, partant de celui de la famille, s’étendant à la supérette (le monde extérieur normal, première émancipation), puis à l’agence photo (la découverte de son corps, seconde émancipation), pour aboutir à la prostitution (négligée par son mari, elle fait payer ses amants)… laquelle la ramènera au premier cercle, mais pour le briser.
GUILTY OF ROMANCE est, avec STRANGE CIRCUS, un des meilleurs films à notre connaissance de son auteur. D’une narration maitrisée et originale, il bénéficie en outre d’une superbe photographie. La thématique, quoique partant d’un schéma culturel très japonais, peut cependant être transposable et donc compréhensible pour d’autres pays.
GUILTY OF ROMANCE a, comme souvent avec les productions asiatiques, été monté en deux versions, l’une pour le marché local, et l’autre, raccourcie, pour les festivals. C’est cette dernière que nous avons vue à Offscreen 2012 tandis que nous avions pu découvrir la version « director’s cut » de 2h23 à l’Etrange festival 2011. Autant le dire, les deux se valent et méritent chacune leur vision. La version courte sacrifie un personnage d’inspecteur féminin de police. Bien qu’ayant vu les deux montages, c’est sur cette version courte que nous avons basé cette recension. De l’une à l’autre, on passe donc d’un binôme à un triangle féminin.
Le drame du cinéma de Sono Sion est de se montrer trop intellectuel pour les purs amateurs de films d’horreur, tandis que les salles d’art et d’essai hésitent à programmer ce cinéma qui se termine généralement par quelques débordements assez macabres ou pervers. Et pourtant, les uns et les autres manqueront alors de magnifiques moments de cinéma. Aussi est-on reconnaissant aux festivals, entre autres le BIFFF, l’Etrange et Offscreen de briser ces frontières étriquées pour nous apporter de tels joyaux.
… Ces efforts ont finalement payé, GUILTY OF ROMANCE est sorti en salle en France le 25 juillet 2012.
Retrouvez nos chroniques du Festival Offscreen 2012.
Retrouvez nos chroniques de l’Etrange Festival 2011.
Retrouvez notre critique de HIMIZU.
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- Article rédigé par : Philippe Delvaux
- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare