Human, time, space, and Human

Un texte signé Philippe Delvaux

Corée - 2017 - Kim Ki Duk
Titres alternatifs : The Time of Humans, Inkan, gongkan, sikan grigo inkan
Interprètes : Mina Fujii, Keun-Suk Jang, Sung-Ki Ahn, Sung-Jae Lee, Seung-bum Ryoo

Sur un vieux navire de guerre, une poignée de survivants d’une catastrophe tentent de rallier une destination plus hospitalière. Très vite, la vie s’organise sur le bateau car à côté du capitaine et de son équipage, c’est bien le sénateur qui semble prendre le pouvoir, aidé par un gang de petites frappes opportunistes. Et le sénateur, qui n’aime rien mieux que lui-même, ne se refuse aucun privilège, fusse-t-il le droit de cuissage. Mais quand la nourriture vient à manquer, la révolte sourd parmi les passagers affamés.

Présenté en 2018 au 36ème BIFFF, le dernier Kim Ki-Duk ne déroge pas à la tradition de son réalisateur, qui aime instaurer un climat fort et livrer des œuvres singulières et souvent dérangeantes.

HUMAN, SPACE, TIME AND HUMAN a d’ailleurs précédemment créé la polémique lors de sa présentation au festival de Berlin 2018… polémique portant moins sur le film que sur son réalisateur, accusé par certain d’attitude inappropriée à l’encontre des femmes. Nous nous garderons de commenter plus avant ici pour rester sur le film et lui seul.

Et ce dernier, s’il ne nous semble pas devoir appeler à scandale, n’en reste pas moins pour autant un des grands films de Kim Ki-Duk et certainement l’œuvre la plus forte présentée au BIFFF 2018.
Cette fable poétique prend les atours d’une allégorie biblique relatant la Création. Ou du moins, nous pouvons y appliquer sans encombre cette lecture occidentale, peut-être qu’un autre mythe fondateur asiatique se révélera tout autant pertinent.

Assez étrangement, une autre grande œuvre a récemment travaillé la même matière, dans une approche elle aussi allégorique, pour un résultat qui a fortement déboussolé (et perdu) le public : le splendide MOTHER de Darren Aronofsky. Leur mise en image de la Création est passionnante, tout autant que leurs différences dans l’approche du Divin : une présence massive, à la fois intime (le mari) et étrangère (il reste incompréhensible, inapprochable, autre) dans MOTHER, une absence qu’on déduit de la seule Création qu’il engendre dans HUMAN, SPACE, TIME AND HUMAN. Cette différence renvoie d’ailleurs aux approches occidentales d’une déité incarnée et humaine d’une part et orientale d’un divin renvoyant à l’essence de la nature.
Le voyage en bateau, s’il figure la Création, évoque évidemment tout autant l’Arche de Noé. A cette différence près que les espèces animales sont ici remplacées par les différentes classes sociales humaines et les caractères : les arrogants, parvenus, arrivistes, les égalitaristes, les gangsters, les politiciens véreux, le peuple lambda… Tous doivent composer pour survivre. Et, contrairement au mythe de l’Arche, ici, la cohabitation se révèle inopérante. C’est le règne du chacun pour soi. L’Homme n’est pas ce « bon sauvage » des encyclopédistes. Il est un loup pour ses semblables et tout le film déconstruit (ou démontre) la philosophie de Thomas Hobbes : cette force tierce – le Léviathan -, qui oblige les hommes à se respecter, est ici absente et, partant, l’humanité s’entre-déchire.

Si on revient au mythe créationniste et à son corollaire, l’apparition de la vie, alors Kim Ki-Duk nous montre cette dernière pour ce qu’elle est à l’état de nature le plus pur : une lutte de chaque vie pour la survie, qui nécessite d’écraser sa voisine, sans guère de collaboration possible, sauf alliance ponctuelle : tout groupe – les simples passagers, le politiciens et les gangsters et enfin l’équipage – n’existe que parce que leur semblant de force réside dans leur dynamique d’ensemble.

C’est donc paradoxalement sur une vision assez naturaliste, et passablement pessimiste, que débouche cette parabole biblique, où le Créateur initial laisse la vie se débrouiller toute seule.

Elle peut aussi se lire comme la résultante d’une destruction : la vie est engendrée par la destruction de celle (et de la société) qui la précède. Une idée somme toute cyclique, elle aussi assez en accord avec une vision peut-être plus orientale.

N’ayez pas peur du côté analytique de notre texte, le film ne surligne pas ses intentions à tout bout de champ. Il allie au contraire les envolées poétiques à une narration maitrisée et se révèle passionnant à suivre, même pour celui qui ne souhaite qu’en suivre les péripéties au premier degré.

Kim Ki-Duk a été révélé par le BIFFF en 2001 avec L’ILE, qui y a obtenu le Corbeau d’or, et le festival l’a régulièrement programmé depuis (DREAM – qui a obtenu le prix du 7e parallèle au BIFFF 2009 -, PIETA, MOEBIUS, l’avant-première mondiale de ONE ON ONE). Film après film, on le voit construire une œuvre d’auteur, aux passionnants questionnements philosophiques, psychologiques et moralistes : PRINTEMPS, ETE, AUTOMNES, HIVER… ET PRINTEMPS, LES LOCATAIRES, L’ARC, SOUFFLE, PIETA, MOEBIUS et tant d’autres…


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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