Offscreen 2012retrospective

Inferno

Ancien critique et scénariste issu d’une famille d’artistes, Dario Argento signe son premier long-métrage en 1969 : L’OISEAU AU PLUMAGE DE CRISTAL qui remporte un immense succès public et vaut à son auteur le titre de « nouveau maître du suspense ». Si l’influence de Alfred Hitchcock est notable dans ce premier opus, celle de Mario Bava, l’inventeur du thriller sanglant à l’italienne ou « giallo » (le matriciel SIX FEMMES POUR L’ASSASSIN, 1964) est encore plus évidente. Dario Argento portera ensuite le genre vers des sommets artistiques (PROFONDO ROSSO en 1975) avant de lui faire subir une transformation aussi radicale qu’époustouflante en l’infusant dans le fantastique et l’ésotérique. Magie noire, sorcellerie et meurtres rituels sont filmés dans une orgie visuelle et sonore inédite dans SUSPIRIA (1977) qui est souvent considéré comme le chef d’œuvre du réalisateur. Nous verrons en quoi INFERNO, son film suivant, peut être perçu à la fois comme une œuvre jumelle de SUSPIRIA et comme un titre majeur de la filmographie de son auteur. Après un retour au giallo « classique » (le superbe TENEBRES, 1982) puis à une forme de fantastique un peu assagie (PHENOMENA, 1984), Dario Argento alignera une série de films moins aboutis et menacés d’auto-parodie (OPERA, 1987) avant de signer un magnifique LE SYNDROME DE STENDHAL (1995). La décennie 2000, qui fut celle de la consécration critique du maestro après des années de mépris et de censure est aussi celle où le réalisateur n’a proposé que des films à demi-réussis (LE SANG DES INNOCENTS, 2001) voire totalement ratés et indignes de son talent (THE CARD PLAYER, 2004 ou GIALLO, 2009).

Rose Elliott, une jeune poète, croit découvrir à la lecture d’un mystérieux livre ancien, que l’hôtel particulier de New York où elle réside fait partie d’un des trois lieux maudits bâtis jadis pour les Trois Mères, trois sœurs maléfiques et immortelles qui régiraient les dimensions parallèles de notre univers. Se sentant en danger, Rose fait appel à son frère Mark qui vit à Rome et ressent bientôt lui-même une présence malfaisante autour de lui…

A la suite du succès phénoménal remporté par SUSPIRIA, Dario Argento se voit proposer un important co-financement américain pour son long-métrage suivant qu’il envisage alors comme le second volet d’une trilogie consacrée au mythe fictionnel des « Trois Mères » qu’il a mis en image dans SUSPIRIA d’après les idées de sa compagne d’alors, l’actrice Daria Nicolodi. On trouve donc à première vue de nombreux points communs entre INFERNO et son prédécesseur, que ce soit au niveau de l’intérêt qu’ils portent tous deux à l’ésotérisme et à l’occulte (ici l’Alchimie a remplacé la Sorcellerie), que ce soit au niveau de leur structure empruntant au conte de fées ou en raison de l’hyper-stylisation de la mise en scène à l’œuvre sur ce diptyque. Les deux films se distinguent également par un même choix formel qui est de parer l’œuvre de sonorités, de lumières et de couleurs aussi irréelles que flamboyantes et de donner à ces deux récits initiatiques horrifiques l’apparence d’un « trip » hallucinatoire et hypnotique (Dario Argento est, de façon notoire à l’époque, en pleine toxicomanie). INFERNO creuse certainement davantage ce dernier aspect en abandonnant progressivement toute structure narrative classique (le récit change fréquemment de point de vue), toute caractérisation (les personnages sont schématisés et désincarnés) puis tout repère logique (le film fonctionne comme une succession de séquences oniriques indépendantes les unes des autres). Flirtant dès lors avec l’abstraction la plus pure, INFERNO peut développer une esthétique uniquement sensorielle où les couleurs dominantes bleues et roses entrent en correspondance avec la bande sonore, où un aria de Verdi transcende un sanglant double meurtre au couteau, où les Eléments omniprésents (l’eau, l’air, le feu, la Lune…) semblent régir toute activité humaine.Le film revisite plusieurs thématiques ou motifs du cinéma fantastique (la demeure hantée, l’épouvante gothique, le giallo…) mais en les vidant de leurs enjeux dramatiques, en ne conservant que leur écrin, c’est-à-dire leur beauté visuelle et auditive. A ce titre, la séquence en début de métrage nous plongeant en même temps que Rose à l’intérieur d’une pièce immergée dédiée à la « Mère des Ténèbres » où flotteront bientôt des corps en décomposition, vaut davantage pour sa réussite plastique sidérante que pour sa logique narrative ! De même, on appréciera la scène invraisemblable où Sarah découvre par hasard dans les sous-sols d’une grande bibliothèque un terrifiant alchimiste travaillant dans un atelier ayant tout d’un antre gothique magnifié par l’emploi des couleurs Technicolor. On pourrait citer à nouveau le magnifique et très graphique double meurtre « giallesque » dont la sauvagerie est audacieusement soulignée par un air d’opéra (mais dont les motivations scénaristiques restent très floues) ou cette séquence (totalement inexplicable mais d’une grande force évocatrice) qui voit l’un des personnages secondaires (l’énigmatique antiquaire Kazanian, interprété par Sacha Pitoëff, le joueur de L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD de Alain Resnais, 1961) dévoré par des rats puis égorgé durant une éclipse. On l’aura compris : apprécier INFERNO nécessitera de se laisser envoûter par des images et des sons (parfois dissonants entre eux) et par des sensations créées comme toujours chez Dario Argento par la rencontre d’éléments antithétiques (les instincts primitifs, les meurtres contre la sophistication de la mise en scène et la prééminence des arts majeurs). Ces derniers sont d’ailleurs le fondement du film au travers duquel circulent des références à la peinture (chaque plan est une composition utilisant des formes, des objets et des couleurs avec une volonté « picturale »), à l’opéra (qui parcourt le film et se retrouve jusque dans le style « opératique » de l’œuvre, mélange de scénographie, de lyrisme et d’emphase) et à l’architecture. C’est bien sûr cet art qui une fois de plus passionne le réalisateur, au point de faire du délirant hôtel « art-déco » abritant le Mal, le personnage principal de INFERNO. Plus encore que dans PROFONDO ROSSO ou SUSPIRIA, l’architecture baroque d’une demeure, ses pièces cachées, ses recoins, ses angles insoupçonnés sont mis en valeur à la fois pour leur beauté plastique, pour leur aspect quasi-mystique et pour leur dimension symbolique (ils sont la figuration d’un univers mental ou le reflet de l’Inconscient). Œuvre à la fois moderne par son choix d’une narration totalement déstructurée sans réel personnage principal et post moderne pour sa recherche frôlant l’abstraction et le méta-filmique, INFERNO mérite amplement son statut d’œuvre culte (et maudite : le film fut un terrible bide commercial). On préfèrera en revanche ne pas s’attarder sur le tardif troisième volet des « Trois Mères », commis par Dario Argento en 2007, MOTHER OF TEARS.

Retrouvez nos chroniques du Festival Offscreen 2012.

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