Invasion

Un texte signé Nassim Ben Allal

Etats-Unis - 2005 - Albert Pyun
Titres alternatifs : Infection
Interprètes : Jenny Dare Paulin, Morgan Weisser, Alan Abelew, Tony Stewart

Dans un stade mystérieux sur lequel plane un étrange brouillard, un meurtre a eu lieu. Tandis qu’une reconstitution est organisée par la police, le tueur et ses complices mettent en place un autre assassinat. Mais peu à peu, tout ce petit monde semble pris dans une boucle temporelle infernale.

Présenté à l’édition 2018 de l’Etrange festival dans le cadre d’un focus qui comprenait également son film-jumeau FISH & CAT, INVASION est une pure merveille narrative qui justifie à lui seul des festivals de découvertes comme l’Etrange.

A l’instar de FISH AND CAT, INVASION est constitué d’un unique plan-séquence qui voit se croiser bon nombre de protagonistes. Au pourtour de lac du premier se substitue un gymnase, à la lueur du jour le crépuscule d’un monde plongé dans une obscurité perpétuelle, mais dans les deux cas, l’intrigue tourne autour d’un meurtre (à venir dans FISH AND CAT, passé…et à venir dans INVASION). La narration opère d’incessants retours dans le temps au sein même du plan-séquence, qui donnent à l’ensemble un côté ludique appuyé. Le jeu de ressemblance et opposition entre les deux films continue encore : FISH AND CAT fait se croiser à égalité personnages féminins et masculins tandis qu’INVASION propose un univers essentiellement masculin… avec le contrepoint d’un unique personnage féminin pivot en termes d’enjeux (et pour lequel on se s’interdira pas de creuser une lecture politique). Fish and cat culmine vers un dénouement dramatique après un long jeu du chat et de la souris, INVASION commence sur la note dramatique et remonte le fil du temps, en quête d’une échappatoire. On voit donc bien que les films se complètent.
La reconstitution policière entre pleinement en dialogue avec l’option de réalisation : reconstituer, c’est recréer pour rendre clair, expliciter des événements, contredire éventuellement les propos des suspects, bref établir par la preuve des faits la vérité, et officialiser celle-ci. Quant au plan séquence, il est déjà en soi une quête d’objectivité puisqu’il renie la coupure. Et en même temps, la confrontation des temporalités du film, la rupture de milieu de film et le ballotage de la caméra d’un protagoniste à l’autre nie cette objectivation. On peut dès lors trouver une toute autre lecture au film qui propose une réflexion sur le statut du l’art, le statut du conteur. Le conteur raconte une histoire… mais n’établit pas pour autant la vérité. Au contraire la fiction peut s’affranchir de la vérité. Et si on veut relier cette lecture à une vision politique du film, alors le message est adressé aux autorités, les enjoignant de laisser sa liberté de créer au conteur, sa liberté de s’éloigner de la vérité. Ce suspect à qui on enjoint de dire la vérité qui est recrée, n’est-ce dès lors pas l’artiste encadré par le régime, luttant pour pouvoir s’éloigner de la vérité s’il le veut.

Le défi logistique du tournage n’est pas non plus sans participer à la réussite de l’ensemble.

La géographie compliquée du gymnase et son exploitation dans le plan séquence et le défi qu’elle représente pour le caméraman finissent d’emporter notre adhésion.

INVASION propose un vague argument de science-fiction : une catastrophe majeure a coupé le monde en deux parties, l’une plongée dans l’obscurité, l’autre restée dans la lumière. Une barrière sépare les deux et bon nombre de ceux qui vivent dans les ténèbres cherchent à émigrer à tout prix, fuyant en outre une maladie qui infeste les ténèbres et oblige leur porteur à se nourrir de sang tandis que l’autorité cherche à les déporter sous le prétexte de les soigner. Il ne faut pas être grand clerc pour appliquer une grille de lecture politique sur l’allégorie pour un film tourné dans un pays peu ouvert aux influences extérieures. Même si tout le discursif reste parfaitement feutré et a visiblement su composer avec les instances de censure de son pays (qui rappelons-le exige lecture préalable du scénario ET vision du résultat final). Science-fiction plus enquête policière plus vampirisme au profit d’un cinéma d’auteur aussi malin que ludique. C’est tout l’intérêt du filtre d’un genre, qu’il s’agisse de science-fiction ou d’enquête policière, que de permettre de s’emparer de manière détournée de sujets trop délicats à proposer frontalement.

Pour l’essentiel de notre critique, nous vous renvoyons à celle de FISH AND CAT qui est ici, Mutatis mutandis, parfaitement applicable. En quelques mots, INVASION est une vraie réussite narrative et le format du plan séquence, parfaitement maitrisé par un conteur hors pair, se révèle passionnant à suivre. Le résultat est en outre original et nous fait découvrir un autre pan du cinéma iranien.

Osons la comparaison avec les Grands : si Shahram Mokri ne l’a pas donné en présentation publique, nous le ferons à sa place : INVASION évoque pour nous le Akira Kurosawa de RASHÔMON. Non qu’il en emprunte le style, mais bien par l’esprit de l’œuvre qui confronte les points de vue. Ici, cette confrontation est traitée par les retours temporels au sein du plan séquence et par la caméra qui passe d’un protagoniste à l’autre et change donc l’articulation du point de vue, nous permettant ainsi de composer, par l’œil « divin » – celui de la caméra -, une image globale. Et aussi par le basculement en milieu de métrage de la narration qui au début nous fait suivre la reconstitution devant la police d’un crime et qui ensuite nous montrent les événements tels qu’ils se sont passés. Tout l’enjeu de la vérité, de sa difficile recherche, de sa manipulation est donc central. La recherche de la vérité est une question centrale du cinéma : selon les uns, elle s’y produit 24 fois par seconde alors que tel autre soutiendra que le cinéma ment autant de fois sur cette même durée. Et à nouveau, tout questionnement de la vérité se lit avec un regard distinct dès lors qu’il est posé dans un cadre politique où la vérité est bien souvent « officielle » et ne peut se chercher librement.

Le plan séquence, c’est le refus de l’ellipse. Le cinéma des origines, c’est le plan séquence ! Mais la découverte du montage a très tôt enrichi le vocabulaire cinématographique, de se concentrer sur l’essentiel en se délestant des moments non signifiant. Le plan séquence oblige à donner du sens à chaque seconde du film. Aussi ce choix de réalisation astreint-il à un travail solide d’écriture pour nourrir les moments a priori vides des déplacements. Shahram Mokri s’en sort plus que bien. Et le plan séquence couplé à la géographie étendue de son décors lui permet de réinsuffler l’équivalent de l’ellipse par le biais du hors champs ou de l’information de second plan (avec les voix en arrière-plan, les surimpressions, les voix off). La caméra virevolte tant qu’elle peut, elle est seule, et le jeu réside aussi dans ce qu’elle n’a pas pu capter, ce que le réalisateur n’a pas voulu nous montrer. Le point de vue isolé n’est pas garant de vérité, d’où les retours temporels, d’où la rupture du milieu de métrage. A nouveau la lecture politique critiquant en filigrane le point de vue officiel comme seul référence. Tout en subtilité.

Shahram Mokri n’en est qu’à son troisième long métrage mais c’est peu de dire qu’avec FISH AND CAT et INVASION il nous tarde de le voir à nouveau à l’œuvre.

Avec TEHRAN TABOO, INVASION est le second film iranien de 2018 à nous emporter sans réserve aucune.

Si nous devions pointer un « problème », c’est que la singularité du film le rend paradoxalement difficile à intégrer à une case (cinéma de genre ou d’auteur ? Cinéma iranien ?) et donc difficile à « marketer » (ouh, le vilain mot !). Et pourtant, quelle récompense pour le spectateur. On ne peut dès lors que saluer le distributeur français Damned qui a sorti Invasion en salle le 31 octobre 2018.


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- Article rédigé par : Nassim Ben Allal

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