Jack l’Eventreur

Un texte signé Alexandre Lecouffe

Royaume-Uni - 1959 - Monty Berman-Robert S. Baker
Titres alternatifs : Jack the Ripper
Interprètes : Lee Patterson, Eddie Byrne, Betty McDowall

L’assassin de Whitechapel est devenu depuis longtemps une figure mythique du crime par son mode « opératoire » qui relevait du jamais vu (il éviscérait ses victimes, des prostituées) et par le fait qu’il n’a jamais été identifié en dépit des moyens énormes déployés à l’époque pour le confondre. Dans les années 1890, trois suspects principaux avaient été nommés, tous souffrant de graves troubles psychologiques mais aucun ne fut reconnu comme l’assassin (à qui cinq meurtres furent attribués avec certitude). Si l’on a plus tard soupçonné un ancien policier de Scotland Yard (!) et même une sage-femme (!!), il faut attendre les années 1970 pour que l’on entende parler d’une possible implication de personnalités de la haute société anglaise (dont le prince Albert Victor, petit-fils de la reine Victoria et Sir William Gull, médecin de Sa Majesté). Plus récemment, la romancière Patricia Cornwell a affirmé dans une étude basée entre autres sur des traces ADN, que le meurtrier était le peintre impressionniste Walter Sickert ! Celui que l’on considèrera rétrospectivement comme le premier tueur en série de l’histoire criminelle a également nourri l’imaginaire cinématographique : on peut citer par exemple THE LODGER de Alfred Hitchcock (1926), son remake parlant signé John Brahm (1944), LA FILLE DE JACK L’EVENTREUR de Peter Sasdy (1971), JACK L’EVENTREUR de Jess Franco (1976) ou le méconnu MEUTRE PAR DECRET de Bob Clark (1979). Plus récemment, le téléfilm JACK L’EVENTREUR (David Wickes, 1988) et FROM HELL (Albert et Allen Hughes, 2002) ont relancé de façon crédible l’hypothèse du « complot royal ». La version qui nous intéresse est signée par les réalisateurs/producteurs Robert Baker et Monty Berman à qui l’on doit L’IMPASSE AUX VIOLENCES, tourné l’année suivante et qui offre de nombreuses similitudes avec leur JACK L’EVENTREUR (dans les deux cas une plongée dérangeante dans les bas-fonds meurtriers de l’Angleterre de la fin du 19ème siècle).
1888. Dans le quartier populaire de Whitechapel à Londres, une femme est interpellée par un homme (« Mary Clarke ? ») puis sauvagement assassinée par celui-ci. Après un second meurtre perpétré dans les mêmes circonstances, l’enquête est confiée à l’inspecteur O’Neill de Scotland Yard, bientôt épaulé par son ami et collègue américain Sam Lowry. Ce dernier se lie à une jeune femme, Ann Porter, ce qui ne plait guère à son « tuteur », l’honorable Docteur Tranter. Celui-ci est finalement soupçonné d’être lié aux meurtres qui continuent d’ensanglanter les ruelles de Londres…
Ecrite par Jimmy Sangster (le scénariste très productif des plus grands films de la Hammer : FRANKENSTEIN S’EST ECHAPPE, 1957 ; DRACULA PRINCE DES TENEBRES, 1966, tous deux de Terence Fisher) cette transposition des méfaits du célèbre éventreur ne cherche pas à être une minutieuse ou même fidèle reconstitution des faits : les protagonistes sont des personnages fictifs (à commencer par cet improbable détective américain) et les meurtres commis n’ont qu’un lointain rapport avec l’atroce réalité (les victimes sont simplement tuées à coups de scalpel). Les deux réalisateurs construisent en fait leur film sur le modèle très balisé de l’intrigue policière et en simplifient l’ossature en nous présentant un nombre limité de personnages (et donc de suspects) qui appartiennent tous au milieu médical. Le scénario ménage cependant son lot de fausses pistes et de mini-coups de théâtre que viennent ponctuer les séquences de meurtres, toutes remarquables : cadrage oblique épousant le déséquilibre du tueur, représentation de ce dernier par une fétichisation de ses attributs (cape, sac, armes blanches) et stylisation de l’acte meurtrier (les coups mortels sont perçus en ombre chinoise). La reconstitution en studio des ruelles étroites et labyrinthiques de Whitechapel est elle aussi très réussie et la magnifique photo noir et blanc confère aux lieux une dimension sordide et inquiétante faisant écho à la personnalité du tueur. L’atmosphère du film met en avant l’absence de lumière (et d’espoir) comme motif principal et dépeint en substance une société décadente qui sécrète ses propres tares. Personne, en effet, n’est épargné dans JACK L’EVENTREUR (si ce n’est Ann, figure de la femme émancipée, moderne et philanthrope) : ni les policiers incompétents, ni les médecins qui méprisent les gens du peuple, ni les bourgeois vicieux venus s’encanailler dans les bouges, pas même les classes populaires constituées de prostituées, de proxénètes, d’ivrognes et de tenanciers brutaux. Véritable étude sociologique de laquelle l’humanité ne sort pas grandie, JACK L’EVENTREUR s’intéresse finalement davantage à une peinture réaliste d’une époque charnière (la naissance confuse et violente du 20ème siècle) qu’à son intrigue meurtrière (le véritable assassin est assez rapidement désigné). Pessimiste et malsain, à l’instar de L’IMPASSE AUX VIOLENCES qu’il n’égale cependant pas, le film du duo Baker/Berman reste une audacieuse et novatrice (le film accuse un demi-siècle) tentative de « film d’horreur social ». Le final fut tourné en Eastmancolor, le rouge du sang de l’assassin venant colorer brièvement et de façon inattendue le noir et blanc du reste du métrage ; cette version originale n’a pas encore eu l’honneur d’une sortie sur le support numérique.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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