Judex 34

Un texte signé Vincent Trajan

France - 1933 - Maurice Champreux
Interprètes : René Ferté, Alexandre Mihalesco, Louise Lagrange, Marcel Vallée, Nino Constantini

En 1913, le réalisateur Louis Feuillade réussit un joli coup en adaptant au cinéma le roman de Marcel Allain et Pierre Souvestre, FANTÔMAS. Le succès est si phénoménal que le metteur en scène met vite sur pied cinq séquelles qui remporteront l’adhésion massive du public.
Suite à cet engouement monumental, la maison Gaumont lance à grande échelle la mode du cinéma-roman, dont Louis Feuillade en sera l’un des fers de lance, au travers d’œuvres marquantes comme LES VAMPIRES en 1915 (avec la belle Irma Vep), puis JUDEX (1916), qui relate les exploits d’un mystérieux justicier drapé de noir…
Devant l’immense succès du personnage à l’écran (qui a notamment inspiré le personnage THE SHADOW outre-atlantique), JUDEX sera réadapté sur les écrans dès 1933 sous le nom de JUDEX 34.

Suite à des spéculations boursières hasardeuses et à quelques escroqueries qui ont ruiné de nombreuses personnes, le banquier Maurice-Ernest Favraux est devenu un véritable requin de la finance, prêt à tout pour s’enrichir. Lorsque l’homme d’affaire véreux reçoit l’ordre de la part du mystérieux Judex de distribuer sa fortune mal acquise aux pauvres de la ville, il refuse catégoriquement. Le justicier décide alors de l’enlever et de le séquestrer à vie dans une cellule d’un château isolé afin de lui faire payer ses exactions. Mais Judex n’avait pas prévu que des malfrats planifient d’enlever la fille du financier pour pousser le justicier à se démasquer…

Pour sa toute première réadaptation (la seconde aura lieu en 1963), JUDEX 34 se révèle être tout d’abord une véritable affaire de famille. Une affaire de famille, car Maurice Champreux, n’est autre que le propre gendre de Louis Feuillade. Longtemps assistant de ce dernier, le jeune réalisateur s’est mis en tête dès 1933, de faire un remake en long métrage du serial JUDEX de 1916, afin d’honorer la mémoire de son légendaire beau-père, décédé huit ans auparavant, et d’utiliser la nouvelle technique du cinéma parlant pour donner au héros crée par Feuillade une aura plus actuelle…

Et c’est d’ailleurs là que se situe paradoxalement le point faible du film, car à force de trop vouloir rendre hommage au travail de son beau-père Louis Feuillade, en se rapprochant à tout prix des ambiances du JUDEX de 1916 (et plus généralement du cinéma d’avant-guerre), tout en cherchant en même temps à donner à son film la nervosité des serials américains de l’époque (les courses poursuites, les bagarres, les cascades, le laboratoire secret de Judex…) et jouer sur des ressorts d’humour, de romantisme ou même de drame, Maurice Champreux n’arrive pas à insuffler de personnalité dans ce JUDEX 34 nouvelle mouture et ce, malgré toutes ses bonnes intentions. Mais des bonnes intentions, l’enfer en est pavé…

Ainsi, la volonté farouche du réalisateur de s’inscrire dans les pas de son mentor, l’amène parfois à faire certains choix artistiques qui ne collent pas tellement avec la modernité voulue dans ce long métrage.
Qui plus est, les comédiens retenus pour ce film sont pour la plupart issus de l’univers du muet, dans lequel ils ont acquis énormément d’expérience et de notoriété (René Ferté, Nino Constantini, René Navarre ou bien Marcel Vallée, un ancien acolyte de Max Linder…), mais tous n’ont pas encore acquis les rudiments nécessaires et le rythme imposé par ce tout jeune cinéma parlant (le premier film sonore français, LES TROIS MASQUES date de novembre 1929, soit seulement 4 ans avant la mise en chantier de JUDEX 34).

La pellicule reste donc en décalage quasi constant avec la poésie prégnante d’un autre temps de son modèle, et la modernité escomptée par Maurice Champreux tombe parfois comme un cheveu sur la soupe. On sent que le réalisateur ne sait pas toujours sur quel pied danser entre le cinéma muet et approche parlante, plus moderne.
De fait, certaines scènes sont très surjouées dans les gestuelles (notamment pour le ressort comique initié par le personnage du détective Cotentin) et bons nombres de dialogues sont déclamés de manière statique, peu naturelle, voire même scolaire…
De plus malgré un scénario intéressant, des prises de vue soignées (le passage de la falaise…) et une relative maîtrise technique de la caméra, le montage quant à lui, pêche un peu, si bien que le rythme de JUDEX 34 s’avère parfois en dents de scie, oscillant entre scènes d’action bien senties (le sauvetage du petit Jean), effets comiques un peu redondants (les longues tirades de Cocantin) et la mise en place longuette de la romance entre Judex et Jacqueline Favraux, la fille de l’infâme Maurice-Ernest Favraux.

Mais même si le film était un peu daté avant l’heure, tout n’est cependant pas à jeter dans JUDEX 34.
En effet, Maurice Champreux réussit à insuffler dans son métrage pas mal d’action issue de l’esprit des serials, et de scènes assez spectaculaires pour l’époque (la résurrection du banquier Favraux dans le laboratoire secret de Judex, la course poursuite sur la falaise…) et quelques notes d’humour relativement bien vues pour cette période d’après crise de 1929 (le titi parisien joué par Le Petit Patachou).

S’il faut bien avouer que le réalisateur se situe bien en deçà du talent artistique de Louis Feuillade et qu’essuyer les plâtres du cinéma parlant ne l’aide pas vraiment, Maurice Champreux n’en reste pas moins respectueux de l’œuvre initiale et capte à merveille l’esprit et la droiture morale qui a fait la renommée du « héros positif » qu’est Judex (la scène de la prière…).
Au-delà, de son personnage principal, Maurice Champreux se permet même d’égratigner le modèle économique et social français moderne, en fustigeant la course à la spéculation boursière et les pratiques douteuses des grandes banques (la recherche du profit du banquier Favraux a causé de nombreux suicide chez les petits porteurs, dont le propre père de Judex). Difficile de ne pas y voir le spectre du jeudi noir de 1929, juxtaposé à l’engouement humaniste d’après crise, si cher au cinéma de Franck Capra.
Et même si n’est pas Franck Capra (ou Louis Feuillade) qui veut, Maurice Champreux n’en reste pas moins un fin observateur des mutations de la société dans laquelle il évolue en tant qu’artiste mais aussi en tant qu’homme. C’est d’ailleurs sur ce point que le film dépasse son propre cadre pour prendre la forme d’une photographie d’une époque certes révolue, mais peut-être pas si lointaine que ça…

Enfin de compte, malgré un aspect assez désuet et des prestations d’acteurs assez moyennes, JUDEX 34 n’en reste pas moins un film intéressant à bien des niveaux qui se place dans une époque charnière de l’évolution du cinéma français, et témoigne d’une approche artistique sincère en forme d’hommage qui ne peut laisser indifférent…
C’est pour ça que JUDEX 34 est un peu considéré comme le chaînon manquant entre le serial de 1916 et le remake de 1963 (JUDEX) de Georges Franju scénarisé par Jacques Champreux, le propre fils de Maurice Champreux et le petit-fils de Louis Feuillade… oui, les films de JUDEX relèvent d’une vraie affaire de famille !


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- Article rédigé par : Vincent Trajan

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