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Justine ou les infortunes de la vertu

A la fin du XVIIIe siècle, dans sa cellule, le marquis de Sade est hanté par l’histoire de Juliette et Justine qu’il couche sur papier. Les deux sœurs inséparables, après la mort de leur mère et la ruine de leur père, ont grandi dans un couvent. Après l’avoir quitté, elles se rendent à Paris, se faisant engager dans un bordel. Tandis que Juliette s’y sent très à l’aise, Justine préfère fuir et suivre un chemin plus vertueux. Mais elle apprendra que la vertu ne lui sourit guère…

La période de la mi-sixties à la fin ’70 aura été propice aux films à l’érotisme sulfureux. L’époque est à la libération. « à la libération » et non « libérée », c’est donc une tendance en construction, et qui procède par coup de boutoir dans une censure qui cède, mais connaît aussi des poches de résistances. Adapter Sade est donc alors aussi en ce sens un acte politique.

A ce titre, « Les Infortunes de la vertu » connaîtront rapidement d’autre adaptations pour le grand écran : celle de Claude Pierson d’abord (JUSTINE, 1971, dont le réalisateur indiquera qu’il l’a tournée en réaction au film de Jess Franco), celle de Chris Boger ensuite (CRUELLE PASSION, 1977). Et Sade sera régulièrement adapté, trahi ou convoqué comme épouvantail pour de nombreuses productions qui ne l’utilisent parfois que pour le parfum de scandale qu’il génère. A noter qu’en 1963, Roger Vadim avait très timidement approché Sade pour LE VICE ET LA VERTU, finalement quasi antinomique du divin marquis. Cinq ans plus tard, nous ne sommes que marginalement plus avancé.En 1975, un chef d‘œuvre cependant : LES 120 JOURNÉES DE SODOME de Pierre Paolo Pasolini.

Jess Franco ne cessera toute sa carrière de revenir vers Sade, parfois de manière allusive, d’autres fois plus franchement : l’inachevé JULIETTE dès 1970 sur lequel il embraie la même année avec LES INASSOUVIES (d’après « La philosophie dans le boudoir ») et EUGÉNIE DE SADE (adaptation d’ « Eugénie de Franval »). Il revient à Sade en 1974 avec PLAISIR À TROIS, l’année suivante avec DE SADE’S JULIETTE puis en 1978 pour une nouvelle variation autour de « La philosophie dans le boudoir » avec COCKTAIL SPECIAL. 1980 le voit livrer EUGÉNIE et SINFONIA EROTICA (qui revient sur un épisode de Justine) puis vient enfin GEMIDOS DE PLACER en 1983. Souvent critique vis-à-vis de ses films, il aura déclaré « qu’aucune adaptation de Sade n’est satisfaisante, y compris les siennes. » Selon nous, la meilleure transposition sadienne de Justine est à trouver non pas dans le cinéma, mais dans la bande dessinée, via « Marie-Gabrielle de Saint-Eutrope », où Pichard réussit à mélanger les thèmes sadiens à ses propres préoccupations.

Comme pour d’autres titres de la période Harry Alan Tower, la musique est signée par Bruno Nicolai. Le LP de 1972 a été réédité en 1997 et encore en 2014.

Le premier rôle est dévolu à Romina Power, imposée par la production au grand dam d’un Jess Franco qui ne cessera de conspuer ce choix, de regretter « cette erreur de casting ». Jess Franco aurait préféré voir Justine interprétée par Rosemary Dexter, laquelle devra donc se contenter du rôle secondaire de la prostituée initiant Juliette au vice. Selon Jess, Rosemary Dexter comprenait bien mieux le personnage. Toujours est-il que son physique l’éloigne encore plus que Romina Power de la jeunette de 12 ans qui démarre le roman.

Quant à Romina Power son attitude ne manque pas de candeur, ce qui convient bien au personnage. Cependant, son interprétation est assez pâlotte alors que tout l’enjeu était au contraire de rendre compte des tourments intérieurs continuellement subis par Justine. En cette matière l’ingénuité est donc loin de suffire. Les sévices ne font en effet sens que par l’outrage aux mœurs. C’est toute la tension entre un personnage pétri d’une morale chrétienne continuellement mise à mal par les épreuves qu’elle subit. C’est de là que découle le constat sadien – issu de son expérience de vie – du triomphe de l’immoralité. Le manque d’écho auprès de Romina Power fait donc tomber l’adaptation un peu à plat.

Reste des joliesses de réalisation. Un film de facture très classique, loin des canons « franciens », même si parsemé d’heureuses trouvailles. Mais l’ensemble restera illustratif et trop en surface.

Une production « d’aventures érotiques » certes, mais d’un érotisme encore fort bridé par l’époque, et par la volonté des producteurs de ne pas trop heurter la censure. Exit la scatologie, l’homosexualité, la sodomie, les sévices graphiques … A vrai dire à part quelques nudités (fort jolies, reconnaissons-le), pas grand-chose à se mettre sous le gland… sous la dent. Si votre bambin tombe par « inadvertance » sur ce film, soyez sans crainte, il n’en ressortira pas traumatisé. Bref, on retrouve les péripéties du roman mais ni ses excès, ni sa philosophie, ni son esprit.

En l’état, le seul fait à l’époque d’adapter Sade aura pourtant suffit à provoquer l’ire de ces censeurs. Lors de la sortie, leurs ciseaux tailleront ici et là. Interrogé, Jess Franco indiquera que la version italienne était la plus proche de sa vision, suivie de la française, tandis que les censeurs anglais couperont lourdement. De nos jours, le métrage est présenté dans sa version intégrale.

Pourtant, si notre regard semble sévère quant au résultat, il ne nous fait pas oublier que l’acte même d’oser Sade dans les ’60 dénote un courage certains. Il faut en effet se remettre dans le contexte d’une époque où les romans du marquis sortent à peine de l’enfer des bibliothèques. Quelques années auparavant, les éditeurs qui osent se lancer dans l’érotisme affrontent encore des procès (Jean-Jacques Pauvert en France). Et rien ne dit alors que la libéralisation en cours sera irréversible. Il y a donc audace par le seul fait d’adapter le scandaleux.

L’époque y sera coutumière. Et le sadisme privilégié, car il convoque le double scandale du sexe ET de la violence… ce qui attire en salle le public d’une société certes encore largement corsetée mais qui aspire à décider librement de ce qu’il souhaite lire et voir. Sans compter que le spectacle du sadisme sert tout autant de catharsis que de soupape de sécurité.

Mais après tout, notre époque est-elle tellement plus libérée ? L’érotisme a été en grande partie banni des cinémas. Certes, le sexe est plus présent sur le petit écran, mais quant à l’érotisme, c’est une autre histoire. Et quand au SM à notre époque… 50 NUANCE DE GREY ?… une époque libérée vraiment ? Non, la transgression véritable n’est pas plus facile aujourd’hui qu’hier.

L’intrigue du film suit celle du roman, élaguant évidemment certaines séquences : au fil de saynètes, Justine va de mauvaises rencontres en déconvenues. Agneau sacrificiel dont le martyre en fait une figure christique… dont Sade aura in fine parfaitement inversé le sens, au service d’un message athéiste.

A noter que le titre réfère à la première des trois versions du roman (« Les infortunes de la vertu », qui fut éditée en 1930 et 1969), tandis que les versions publiées en 1791 et 1799 titreront sur « malheur) : « Justine ou les Malheurs de la vertu » puis « La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu ». De nos jours l’ensemble des textes a excellemment été édité par rien moins que La Pléiade.

Du Harpin, La Dubois, une respiration avec le peintre, le comte de Bressac, l’imposant passage au couvent des Récollets (l’enfermement de Justine qui fait écho à celui de Sade occupe une place conséquente au milieu du roman. Jess en fait assez intelligemment le point d’orgue du film,), …

Le film se clôt sur un happy end… qui trahit la dernière péripétie du roman. Difficile d’oser la noirceur sadienne ! Rappelons que dans le roman [attention spoiler], Justine décède d’un coup de foudre (la fatalité) peu après avoir retrouvé le bonheur, et après avoir souhaité renoncer à la vertu. Sade y expédie ensuite un hypocrite repentir de Juliette qui ne trompe aucun lecteur. Le happy end hollywoodien est donc une trahison… très rapidement amodié par un très court plan où Kinski rature la dernière ligne de son roman… qui pourrait être ce happy end.

Une autre trahison malheureuse réside dans la résolution de la séquence du couvent qui voit les murs s’effondrer, tuant les libertins, ce qui permet à Justine de s’échapper. Ici, par un deus ex machina peu crédible, le vice est provisoirement vaincu, ce qui est très éloigné de l’évasion du roman, laquelle laisse les religieux impunis.

A noter que la structure du roman, qui a varié au fil des ans et des versions ne fait pas toujours témoigner Justine à la première personne. Dans le film, Jess choisit une mise en abyme : les péripéties de Justine n’ont pas de réalité, elles ne sont que le fantasme d’un Sade incarcéré et hanté par sa création. Les séquences avec Kinski (tournées en un jour et demi selon Jess Franco) sont certes très belles (et soutenue par une magnifique partition de Nicolai), mais déforcent quelque peu le propos, le faisant glisser d’une affirmation philosophique vers le témoignage d’un créateur troublé. Le témoignage de Justine atteste la victoire du vice. Le fantasme du témoignage de Justine n’est plus que la divagation d’un créateur interné ! Elle n’atteste plus de rien puisque s’agissant d’une œuvre montrée comme création littéraire, le vice n’a pas réellement triomphé de la vertu !

A y regarder de plus près, le système sadien de Justine sera bien mieux transposé par une autres des marottes de Jess Franco : les women in prison. LES BRÛLANTES réinvente in fine avec bien plus de justesse l’épisode du couvent des Récollets et livre une philosophie de l’immoralité très nettement plus proche du roman de Sade que l’adaptation qui nous occupe ici. Or, le women in prison ne requiert qu’un très petit budget. Jess saura s’en souvenir et n’aura donc de cesse de revenir au Women in prison au fil du temps.

On pourrait même émettre l’hypothèse que LE TRÔNE DE FEU constitue une autre tentative en la matière. Plus précisément, LE TRÔNE DE FEU inverse en partie le postulat sadien puisque le juge n’est pas censé jouir de sa toute-puissance et des sévices qu’il inflige… quoique sa posture soit justement montrée comme ambigüe sur ce point. Mais pour le reste, nous avons une autre itération d’Antonin, dont la robe de bure est remplacée par celle d’hermine et qui s’emploie à torturer et tuer sans considération pour ses victimes. Mais ici encore, à l’instar des INFORTUNES DE LA VERTU, le cadre de production, la présence de Christopher Lee, empêche la franche immoralité sadienne et le film se clôt sur un happy end.

LES INFORTUNES DE LA VERTU, LE TRÔNE DE FEU et LES BRÛLANTES/99 WOMEN forment donc un ensemble très cohérent. Et ce n’est peut-être pas un hasard si on trouve une « Marie » dans LE TRÔNE DE FEU et dans LES BRÛLANTES

On l’a dit, LES INFORTUNES DE LA VERTU signent la première incursion de Jess Franco dans l’adaptation sadienne. En ce sens, et au vu de l’obsession de l’auteur à y revenir encore et encore, on peut clairement considérer ce film comme matriciel. Et de son échec à transposer l’esprit de Sade, Jess Franco tirera ce qui nourrira ses œuvres suivantes (et ce dès 1970 avec EUGÉNIE DE SADE), soit en termes de dépictions graphiques, d’intention philosophique… mais aussi d’environnement de production : toutes ses adaptations à venir s’épanouiront dans des plus petits budgets, sans grande star, ce qui lui octroiera une bien plus grande liberté de manœuvre. Dès lors, LES INFORTUNES DE LA VERTU doivent être vues par tout qui souhaite une vue globale de la carrière de Jess Franco.

Enfin, la période Harry Alan Tower de Jess Franco sera également le creuset où écloront les thèmes sur lesquels il ne cessera de revenir par la suite : Sade, Women in Prison et inquisition, voire monstruosité (après celui avec Christopher Lee, il reviendra à Dracula, Frankenstein…).

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