Un texte signé Franck Boulègue

USA - 1947 - Kenneth Anger
Interprètes : Kenneth Anger, Yvonne Marquis, André Soubeyran, Anaïs Nin, Curtis Harrington

L'Étrange Festival 2012retrospective

Kenneth Anger

La découverte des films de Kenneth Anger constitue un choc visuel et esthétique qui laisse le spectateur ébloui. Au-delà de l’artiste underground acclamé, du réalisateur de films d’avant-garde, de l’écrivain de HOLLYWOOD BABYLON (livre paru en 1958, qui décrit par le menu les multiples scandales secouant le gotha hollywoodien d’alors), Anger apparaît comme un formidable précurseur, un novateur qui aura influencé de multiples artistes (on pense notamment à David Lynch, ou bien encore à Guy Maddin). Il s’est posé dès sa première œuvre comme un réalisateur ouvertement homosexuel, à une époque où le sujet était encore tabou aux Etats-Unis.
Par la suite, il s’est acoquiné avec la « religion » d’Aleister Crowley : « Thelema ». On trouve ainsi de multiples références ésotériques à cette croyance, dispersées dans ses œuvres de manière plus ou moins subtile. Crowley était un occultiste britannique ayant vécu à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Suite à une expérience mystique survenue au Caire en 1904, il a fondé sa philosophie religieuse libertaire instituant la souveraineté de la volonté individuelle. Bientôt, tout un panthéon hétéroclite de divinités originaires de diverses nations est venu enrichir les premiers écrits de l’auteur, dans un pot-pourri symbolique qui transparaît dans l’œuvre d’Anger.
FIREWORKS (1947), le premier court de l’auteur qui nous soit parvenu, est un pur chef-d’œuvre, filmé dans un noir et blanc très contrasté. Il a réalisé ce film alors qu’il n’avait que vingt ans, dans l’appartement de ses parents partis en week-end, et il tient ici le rôle principal. Le métrage doit beaucoup au cinéma surréaliste de l’époque, dans le sens où il est évident qu’il transpose directement à l’écran le résultat d’un rêve. Un homme se lève dans son appartement vide, sort se promener, admire la musculature impressionnante d’un jeune culturiste se donnant en spectacle, avant de se faire passer à tabac par un gang de marins ultra-violents. L’imagerie gay masochiste imprègne ce film de bout en bout et l’on n’est pas surpris de retrouver à la fin du court un homme au visage gribouillé dans le lit de notre héros. Les compositions, l’éclairage, l’imagerie mélangeant le lait, le sang, les entrailles, un sapin de Noël – tout concourt à poser d’emblée Anger en réalisateur hors-norme, au talent évident. Tellement évident que ce film recevra un prix au « Festival du Film Maudit », où il retiendra l’attention de Jean Cocteau. Quant aux feux d’artifice du titre, précisons qu’ils jaillissent d’une partie de l’anatomie masculine qui ne saurait laisser de doutes concernant les penchants sexuels de l’auteur.
PUCE MOMENT (1949) n’a rien à voir avec les insectes sauteurs qui parasitent l’homme et quelques autres espèces. En anglais, « puce » désigne une couleur pourpre à tendance rougeâtre. En fait, il s’agit ici de la couleur de la robe que choisit l’héroïne de ce court – fragment d’un travail plus ample qu’Anger n’a pas pu finir – pour aller se promener. Hommage aux films muets des années vingt, le court s’ouvre sur une séance d’essayage durant laquelle défile toute une collection de toilettes aux couleurs plus chatoyantes les unes que les autres. Une fois son choix arrêté, la femme se parfume avant de s’allonger sur une couche qui la transporte comme par magie sur sa terrasse. Escortée de plusieurs chiens de race, elle entreprend alors sa petite promenade hors de sa demeure cossue. Là encore, il se dégage de cette œuvre une atmosphère de rêve éveillé, coloré, hallucination aux teintes saisissantes. Comme pour tous les films d’Anger, il ne s’agit pas tant de chercher à l’interpréter que de se laisser porter par la poésie visuelle qui s’en dégage.
RABBIT’S MOON (1950) a été réalisé par Anger durant la période où il travaillait en France, à la Cinémathèque Française, suite à une invitation d’Henri Langlois. Le studio où se déroulait le tournage fut rapidement indisponible, ce qui le contraignait à abandonner son projet initial. Un temps oublié, le film refit surface dans les années soixante-dix et Anger le remonta dans une version raccourcie. Il employa alors une sélection de musique « doo-wop » en fond sonore, sélection dont l’effet se révèle hypnotique. Le lapin dont il est fait mention dans le titre est en fait une référence à une histoire japonaise qui nous le présente comme habitant le satellite naturel de la Terre. Le film est un hommage à l’usage des lanternes magiques ainsi qu’à la Commedia del’Arte. En effet, le protagoniste principal n’est autre que Pierrot. Il tente à plusieurs reprises, au beau milieu d’une forêt surréaliste, d’atteindre la Lune. Plus tard, il fait de son mieux pour conquérir le cœur de Colombine (dont l’image est projetée par la fameuse lanterne magique) en lui offrant littéralement la Lune. Sans succès : elle en pince pour Arlequin, et non pour lui. Les acteurs sont en réalité des mimes, collègues de Marcel Marceau. L’image, teintée de bleu, confère au film une touche de magie supplémentaire.
EAUX D’ARTIFICE (1953) aurait très bien pu s’intituler « Waterworks », si Anger avait souhaité établir une filiation directe entre ce court et sa première œuvre. Il a préféré jouer sur les mots en français, probablement pour donner une connotation plus aristocratique à ce film qui emprunte à l’esthétique de l’Ancien Régime. Nous découvrons en effet une femme vêtue à la mode de l’époque, masquée, flamboyante, qui déambule dans un somptueux jardin où abondent les fontaines en tous genres. Il s’agit en fait des jardins d’eau de la Villa d’Este à Tivoli, une merveille du XVIème siècle, baroque à souhait. La femme masquée est en réalité une naine du nom de Carmilla Salvatorelli que Fellini a recommandée à Anger pour ce film. L’intérêt de faire usage d’une personne de petite taille pour les multiples plans tournés à proximité des fontaines, c’est que les proportions s’en trouvent déformées et que les jardins paraissent encore plus majestueux qu’ils ne le sont en réalité. Le réalisateur s’est à nouveau essayé à un travail sur la pellicule qui confère au film une teinte spectrale qui rehausse l’aspect extraterrestre de ces jardins. Du fait de ces multiples jets d’eau qui jaillissent en tous sens, on a décrit ce film comme étant le plus ouvertement sexuel d’Anger. Ce qui est certain, c’est que le résultat, habillé de musiques de Haendel et de Vivaldi, est une fantaisie qui mérite indubitablement le détour.
Pour INAUGURATION OF THE PLEASURE DOME (1954), Anger a convoqué une vaste galerie de personnages et de divinités pour une réunion orgiaque, faisant se percuter la mythologie d’Aleister Crowley avec celle issue de l’Antiquité, ainsi que divers personnages imaginaires. Répondent ainsi à l’appel : la Femme Ecarlate, Baphomet, Aphrodite, Osiris et Isis, Lilith, Pan, Néron, Astarté, le somnambule du Docteur Caligari, etc. Tous se trouvent réunis dans le dôme du plaisir mentionné dans le titre, pour une fête qui va rapidement sombrer, du fait de l’usage qui sera fait de stupéfiants, dans un mauvais trip menant tout droit à l’Enfer de Dante. L’esthétique du film emprunte à diverses sources, de Bosch à l’Art Nouveau. Les couleurs sont intenses, primaires, le contraste est très marqué. Le caractère artificiel de l’ensemble renvoie peut-être aux paradis dans lesquels tout ce beau monde pense s’évader par la grâce de l’ambroisie (autrement dit, à l’aide des multiples drogues qu’ils vont ingurgiter durant cette soirée). L’idée du film est venue à Anger à la suite d’un bal masqué auquel il avait participé, réunissant diverses personnalités hollywoodiennes, qui n’avaient pas hésité à se grimer en divinités pour l’occasion. Le résultat, volontiers ésotérique, extrêmement symbolique, doit beaucoup aux thèses de Crowley, lui aussi grand amateur d’opium et autres substances hallucinogènes du même acabit. Anger fait montre une nouvelle fois de sa très grande maîtrise esthétique et technique, en réalisant des superpositions d’images du plus bel effet, pour une œuvre déroutante qu’il convient d’apprécier en état de transe
Pour conclure, indiquons que le fait de voir ces films ne rime pas nécessairement avec prise de tête. Il suffit de se laisser bercer par le flot onirique qui les porte, et de les prendre avant tout comme des expériences picturales ou sonores. Si l’on agit de la sorte, si l’on s’abandonne à eux, on découvre alors un univers hors normes qui flirte avec les sommets esthétiques des plus grands réalisateurs du siècle passé.


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- Article rédigé par : Franck Boulègue

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