chroniques-infernales

Kraken

Billy Harrow, spécialiste des céphalopodes (les poulpes quoi) travaille pour le Muséum d’Histoire Naturelle de Londres, dont l’Architeuthis dux (un calmar géant) qu’il a mis en « conserve » est la pièce majeure. Lorsque l’animal, ses huit mètres de long, ses milliers de litres de formol et sa cage de verre disparaissent sans qu’il n’y ait aucune effraction, la vie de Billy, si normale auparavant, bascule tout à coup dans l’extravagant, l’extraordinaire, l’énorme.
Ça commence bien mal, les flics qui viennent interroger Billy parce qu’il est le dernier à avoir vu la « victime » sont relativement étranges. Les agents de cette brigade spéciale de la police londonienne ressemblent plus à des traqueurs d’ectoplasmes qu’à des flics ! Ils mettent en garde Billy contre la secte des adorateurs du dieu Kraken… et contre d’autres choses, indicibles, et d’autres gens, inqualifiables, ou encore d’autres forces en présence, indistinctes. Tout cela est bien confus pour notre héros. Mais quand il rencontre Goss et Subby, deux personnages particulièrement glaçants, un homme sinistre et un inquiétant enfant muet, il n’a besoin de personne pour savoir qu’avant de chercher à comprendre, il convient de prendre ses jambes à son cou.
Et là, il plonge dans une sorte de version en négatif de Londres avec un monde peuplé d’êtres surnaturels, de groupuscules adorateurs de calmar géant, de maffieux-sorciers, d’animaux familiers transformés en bras armés d’incantateurs de tous poils… Et voilà que tous sont à sa recherche. Ils sont persuadés qu’il détient, parce qu’il en serait le prophète éviscérateur, le terrible secret de la mythique créature des abysses : le Kraken.

Extrait :
[…] Marge serrait son sac à main contre sa poitrine. Elle trébuchait. Tandis qu’elle continuait d’avancer, l’homme l’encerclait, en formant une ronde avec le petit garçon. Les piétons ouvraient de grands yeux.
– Qui êtes-vous ? cria Marge. Qu’avez-vous fait de Leon ?
– Eh bien, on l’a mangé, qu’est-ce que tu crois ? Mais voyons avec qui tu as bavardé…
Il lécha l’air devant le visage de Marge. Elle s’écarta et se mit à hurler, mais cette langue ne la toucha pas tout à fait. L’homme fit claquer ses lèvres l’une contre l’autre. Exhala un nouveau jet de fumée. Aucune cigarette dans sa bouche ni au bout de ses doigts.
– À l’aide ! s’époumona-t-elle.
Les gens autour d’elle se tâtaient.
– Tu comprends, tu étais facile à trouver, grâce à toutes les traces qui bavaient entre ici et Leon-le-vol-au-vent, alors je m’attendais à… (Coups de langue). Pas grand-chose, Subby. Dis-moi la vérité, maintenant, poulette, où est ce vieux Billy ?
– Ça va, ma belle ? Tu veux un coup de main ?
Un jeune homme baraqué s’était approché, les poings serrés, prêt à la bagarre. Un ami se tenait derrière lui, en posture de combat, lui aussi.
– Toi, dit l’homme miteux, sans le regarder, les yeux toujours sur Marge, ouvre encore la bouche ou avance-toi plus, et mon gamin et moi, on t’emmène faire un tour en bateau, et je t’assure que tu n’aimeras pas ce qu’il y a au pied du mât. On te fabriquera une robe en taffetas. Tu as compris ? Plus un mot ou on te croque tout cru. […]

Sur les étagères de la bibliothèque, quand le regard passe sur les titres des livres, à la recherche d’un nouvel auteur, il est bien évident qu’il s’arrête pile sur Kraken de China Miéville. En effet, les pieuvres, poulpes, calmars et autres masses molles alignent un très fort pouvoir de fascination. Et pourtant, les fans de fantastique doivent se contenter d’une production les mettant en scène réduite à sa plus simple expression. En tant que lecteur sous-alimenté dans ce secteur particulier du céphalopode, l’attente était donc importante.
Eh bien le résultat est mitigé. En effet, là où l’auteur réussit un véritable tour de force, c’est dans l’originalité de son propos. Il a réinventé un monde du fantastique totalement nouveau. Exit les sorciers aux robes poussiéreuses et les extralucides obscurs. Place aux petites frappes sadiques emplies de pouvoir surnaturel, aux objets animés par une conscience et aux anonymes qui douancent en douce.
China Miéville s’invente un monde réellement différent, il interpelle le fantastique. Il le modernise, le rend plus percutant en mêlant une manière de s’exprimer jeune, saccadée, accrocheuse et une terrible originalité. Il réinvente des concepts, réinvente des mots. C’est ambitieux, indéniablement, et c’est en partie réussi. En effet, face à tant de changements, d’idées différentes, de personnages surprenants et horribles, le lecteur est séduit. En revanche, il conserve un goût d’inachevé sur la langue.
Il y a peu de chance de se tromper en affirmant que le travail de traduction a certainement été colossal, compliqué et exigeant. Ainsi, saluons la performance de Nathalie Mège, la traductrice du texte anglais en français, son travail est d’excellente facture. Cependant, le texte reste malgré tout lourd à ingérer, peu aisé à lire. Il y a de bonnes choses, voire d’excellentes idées, néanmoins Kraken n’apporte pas autant de plaisir qu’on l’avait espéré. Est-ce dû à une structure narrative trop lente, à une profusion de situations qui embrouillent l’action, à des transition saccadées ? C’est difficile à dire. Malgré tout, on reste sur l’impression de ne pas tout comprendre, de laisser échapper des informations, des liens entre les choses et les personnages. Alors au bout d’un moment, le lecteur se lasse, lit pour lire et se réveille quand une scène enflamme les pages… pour retomber en léthargie plus loin, en attendant la prochaine idée intéressante.

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