actu-cineOffscreen 2016

La chambre interdite

Confinés dans un sous-marin, quatre soutiers angoissent à leur mort prochaine, une gelée mystérieuse étant sur le point d’exploser. Surgi de nulle part arrive un bucheron canadien, à la recherche de Margot, enlevée par la « bande des loups ».

On donne deux phrases pour introduire l’intrigue de LA CHAMBRE INTERDITE, on aurait tout aussi bien pu en prendre deux autres, ou dix, ou vingt, là n’est en effet pas l’essentiel pour le dernier Guy Maddin.

Pour son onzième long métrage (et après une palanquée de courts, format qu’il n’a jamais délaissé), le réalisateur de Winnipeg fait le point et livre une somme de tout son travail, sous forme d’une immense œuvre-gigogne.

Sur la forme d’abord, LA CHAMBRE INTERDITE délivre des bribes d’histoires qui ouvrent, chacune, sur de nouvelles pérégrinations, lesquelles bifurquent rapidement vers des sous-intrigues, qui accouchent de péripéties inédites, et ainsi de suite. LA CHAMBRE INTERDITE est donc une gigantesque matriochka, dont chacune porte en son sein la matrice de la poupée suivante. Ce long cadavre exquis n’est pas sans évoquer les contes des 1001 nuits, sous un angle éminemment absurde, cela va sans dire chez Guy Maddin.

Très rapidement, le spectateur se perd dans cette narration alambiquée, et c’est bien le but. Pour apprécier LA CHAMBRE INTERDITE, il faut accepter de se laisser porter par elle, d’abandonner à un moment toute prétention à encore garder en tête les ficelles de l’intrique. Alors, hypnotique, le spectacle agit pleinement et la rêverie qui est au cœur de tout film de Maddin fonctionne. On passe de l’autre côté du miroir.
Une durée de deux heures se fait bien sentir dans le cadre d’un film-gigogne, puisqu’on ne peut aisément y percevoir de progression. C’est peut-être là, s’il faut en pointer une, une petite faiblesse de cet opus, dont a d’ailleurs dû être conscient notre réalisateur puisque c’est déjà une version remontée qui a été proposée à l’Etrange festival, un premier jet ayant circulé en d’autres festivals quelques mois durant.

Le rythme est d’autant plus perturbant qu’aux deux tiers du film, le montage retisse le fil de toutes les sous-intrigues, semblant nous emmener vers sa conclusion… avant de repartir pour un tour de nouvelles aventures. Mais prévenu à l’avance de cette durée ou de ce dernier acte, il est plus facile de l’accepter.

Un film de Guy Maddin se reconnait dès la première image, son univers visuel convoque la grammaire et la composition des cinémas du passé, et spécialement de ceux de l’époque du muet. Des intertitres incessants (et mêmes redondants lorsque les personnages parlent, le dispositif est donc bien conscient), une gestuelle surjouée, une musique emphatique, et bien d’autres dispositifs repêchés de l’art cinématographique d’avant-guerre participent à l’évocation d’un rejeton bâtard du 7e art des années folles.

Pourtant, il s’en distingue par la tonalité, ouvertement absurde, en permanent décalage avec toute tentation réaliste. LA CHAMBRE INTERDITE est le film le plus étrange d’un cinéaste qui porte pourtant ce terme comme un étendard. Aussi n’est-il que logique de voir l’Etrange festival 2015 non seulement sélectionner LA CHAMBRE INTERDITE, mais aussi offrir à son réalisateur une carte blanche qui a permis de découvrir un peu plus ses influences. Tout juste regrettera-t-on que l’Etrange 2015 n’ait pas aussi proposé le documentaire d’Yves Montmayer, THE 1000 EYES OF DR MADDIN, programmé au même moment au festival de Venise et qui échoira peu après au PIFFF. C’est Offscreen 2016 qui réunira en une même édition et pour notre plus grand plaisir à la fois LA CHAMBRE INTERDITE et THE 1000 EYES OF DR MADDIN.

On l’a dit, LA CHAMBRE INTERDITE offre une somme ou un condensé du cinéma de Guy Maddin. Le réalisateur y reprend tous les styles qu’il affectionne, et spécialement ceux en vogue dans les années ’20 : le film d’aventure, l’expressionisme, l’exotisme et avant toute chose, le mélodrame, genre qui traverse toute son œuvre, comme épine dorsale. Le décalage qui vient en contrepoint est bien entendu d’une part de réaliser ce type de film et surtout ce genre d’images des décennies après leur dernières itérations, mais aussi d’autre part, de s’en distancier par des propositions scénaristiques bizarres, telle « le rêve d’une moustache ». Chez Guy Maddin, le décalage règne, l’Etrange est roi.

Et ce onzième opus n’y déroge pas et convoque toutes les obsessions qui irriguent son cinéma depuis plus de 25 ans : personnages tourmentés, rapport au père, femmes nymphomanes ou amnésiques. Les saynètes qui se succèdent semblent réitérer toutes ses figures préférées les unes après les autres et nous laissent surprendre des bribes de ses précédents travaux (ARCHANGEL, DRACULA, THE SADDEST MUSIC IN THE WORLD, ou même son court métrage SISSY BOY SLAP PARTY).

Au fil du temps, son cinéma a réuni un public fidèle – notamment en France grâce à l’extraordinaire travail de ED Distribution – et gagné l’estime de la profession, ce qui se marque dans un casting richissime voyant défiler, liste non exhaustive, Udo Kier, Mathieu Amalric, Géraldine Chaplin, Charlotte Rampling ou encore Maria De Meideros (pour un personnage d’ailleurs fort proche de celui qu’elle incarnait dans THE SADDEST MUSIC IN THE WORLD).

On se rappelle que Guy Maddin avait travaillé en résidence à Paris en 2012, avec l’aide du centre Georges Pompidou, pour réaliser publiquement (on pouvait le voir au travail) une série de courts métrages en quelques jours. Une opération similaire s’est déroulée ensuite au centre PHI de Montréal. THE FORBIDDEN ROOM en est le résultat, coréalisé avec son collaborateur Evan Johnson. Les mêmes ont en parallèle travaillé à « Seances », un autre projet interactif et d’installation, pour lequel intervenait du spiritisme et dont l’idée originelle consistait à capter l’esprit de films perdus et d’en retourner des extraits.

S’il ne s’agit pas de son film le plus accessible, LA CHAMBRE INTERDITE est par contre certainement son plus riche. Non narratif (ou sur-narratif, vu la foison des saynètes), il pourra dérouter certains spectateurs, mais offrira aux autres un spectacle grandiose et qui reste ancré dans les mémoires longtemps après la fin de la séance.

Retrouvez notre couverture de Offscreen 2016.

Retrouvez notre couverture de L’Etrange Festival 2015.

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