La conscience vengeresse

Un texte signé Alexandre Lecouffe

U.S.A. - 1914 - David Wark Griffith
Titres alternatifs : The avenging conscience
Interprètes : Henry B. Walthall, Spottiswoode Aitken, Blanche Sweet

Orphelin à la naissance, un enfant est recueilli puis élevé par son oncle, un homme bienveillant d’un milieu social plutôt aisé. Parvenu à l’âge adulte, le neveu seconde son parent dans ses affaires professionnelles. La relation entre les deux hommes semble au beau fixe jusqu’au jour où l’oncle, vieillissant et quelque peu acariâtre, interdit à son neveu de poursuivre sa fréquentation d’une femme qu’il juge trop ordinaire voire intéressée. Très épris de celle qu’il surnomme Annabel, le jeune homme ne peut se résoudre à ne plus la voir et en vient à étrangler son oncle qu’il emmure ensuite dans une cheminée de leur maison. Mais bien vite, des soupçons viennent peser sur l’assassin qui se retrouve également assailli par des apparitions du fantôme du vieil homme…

Les historiens du septième art considèrent généralement le cinéaste américain David Wark Griffith comme le véritable inventeur du langage cinématographique. Si les différentes techniques filmiques existaient avant lui, il est celui qui les a transcendées et les a utilisées dans un but narratif et esthétique mûrement réfléchi. Après avoir réalisé des centaines de courts métrages pour la compagnie Biograph (1908-1913), David W. Griffith passe ensuite au long métrage et signe deux ans plus tard son œuvre la plus célèbre LA NAISSANCE D’UNE NATION (1915) puis une gigantesque fresque, INTOLERANCE (1916). Dans la première, qui fut un triomphe en dépit de son discours ouvertement raciste, le réalisateur perfectionne entre autres la technique du montage alterné et dans la seconde (d’une durée de presque quatre heures et qui fut un terrible échec financier), il invente celle du montage parallèle. Après le magnifique mélodrame LE LYS BRISE (1919), la carrière de ce grand précurseur ira déclinant et s’achèvera dans l’indifférence au tout début des années 30 ; il aura entre-temps fondé la première compagnie indépendante de Hollywood (la United Artists) avec Charles Chaplin qui a toujours qualifié David W. Griffith de « notre maître à tous ».

LA CONSCIENCE VENGERESSE est tourné quelques mois seulement avant le chef d’œuvre controversé LA NAISSANCE D’UNE NATION et un spécialiste saurait certainement déceler les points communs stylistiques entre les deux opus. Au premier abord, le film présente un canevas très classique tissé d’éléments mélodramatiques (le héros-orphelin) ou lyriques (le thème un peu stéréotypé de l’amour contrarié) prenant leur source dans la littérature ou le théâtre populaires. A la relative naïveté de la trame s’ajoute bien sûr le jeu désuet des acteurs où la sur-expressivité le dispute à une gestuelle grandiloquente parfois risible, la palme revenant ici au « jeu de sourcils » de Spottiswoode Aitken (l’oncle). Mais le film accuse un petit siècle d’âge et nous passerons donc sur ses « erreurs de vieillesse » pour nous intéresser à ses qualités formelles et à ses aspects novateurs en les contextualisant. Après un premier tiers peu captivant, très proche du théâtre filmé (longs plans fixes dans une même pièce avec entrées et sorties des personnages par la droite du cadre…), LA CONSCIENCE VENGERESSE devient passionnant avec l’intrusion progressive d’éléments criminels et morbides au sein de son récit. Le personnage principal est en effet confronté à la « naissance d’une pensée maléfique », celle de l’assassinat de son oncle, que David W. Griffith va parvenir à figurer en adoptant la subjectivité de son personnage et en tentant de visualiser ses affects. En lieu et place de simples intertitres explicatifs, le réalisateur filme par exemple en très gros plans et pendant près d’une minute un papillon pris dans une toile d’araignée puis dévoré ou un essaim de fourmis grouillant sur un insecte mort. De même, la conscience tourmentée du neveu après le meurtre est symbolisée par de courtes séquences presque autonomes au cours desquelles affluent visions de fantômes, de squelettes, de démons grimaçants ou quelques hallucinations mystiques. Si cet emploi de métaphores visuelles pour signifier la conscience coupable du jeune homme peut sembler de nos jours un peu simpliste, il n’en est pas moins un des premiers (le premier ?) exemples de montage purement narratif et traduit une volonté novatrice de créer chez le spectateur un lien d’identification avec le personnage de fiction. LA CONSCIENCE VENGERESSE se pare alors d’une dimension surnaturelle, d’une forme de fantastique « intérieur » proche de certains récits d’Edgar Poe auquel le film rend hommage. Le protagoniste est clairement sous l’influence de l’écrivain maudit, rebaptisant sa bien aimée Annabel après avoir lu le poème « Annabel Lee » et ressentant les mêmes symptômes phobiques que le narrateur de la nouvelle « Le cœur révélateur » que David W. Griffith adapte en partie. La séquence-clé du film reprend le final du conte d’Edgar Poe où le meurtrier interrogé par la police est assailli par les battements imaginaires du cœur de sa victime. Ici, ce sont les tapements de doigts puis de pieds du détective qui tourmentent l’assassin puis le « tic-tac » d’une horloge ; le montage très rapide alternant gros plans et très gros plans sur les doigts ou la pendule en mouvement puis raccordant sur le visage et les yeux écarquillés du malheureux neveu donne à cette séquence un rythme et un suspense remarquables et certainement innovateurs.

Plus qu’une transposition de l’univers d’Edgar Poe, LA CONSCIENCE VENGERESSE offre plutôt une sorte de rêverie autour de certains motifs et obsessions de l’auteur de « Ligeia ». Dans sa dernière partie, le film perd un peu de sa cohérence thématique en offrant un « twist » (le premier de l’histoire du cinéma ?) et une conclusion un peu hors de propos. En dépit d’une certaine lourdeur allégorique et de ruptures de tons pas toujours très heureuses, ce cinquième long métrage s’impose comme une œuvre essentielle, que ce soit d’un point de vue formel (la variation de l’échelle des plans, la prise en compte d’un point de vue subjectif, la complexité du montage…) ou thématique (c’est le premier film « d’épouvante » américain…). A voir absolument.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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