La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil

Un texte signé Philippe Delvaux

Dany est une pâlotte secrétaire, une simple sténo, méprisée par ses collègues et utilisée par son patron. Personne ne fait cas de son existence. Cachant plus mal que bien ses névroses, Dany rêve petitement de voir – au moins une fois – la mer mais passe bien trop de temps à soliloquer. Une existence guère joyeuse qu’elle s’autorise pourtant sur un coup de tête à chambouler le temps d’une escapade impromptue dans la voiture que lui a confiée son patron. Mais n’est-il pas normal lorsqu’on est dévoré de névroses que de parfaits inconnus vous rappellent à tout bout de champ vous avoir vu la veille… dans des endroits où vous n’avez jamais mis les pieds. Et que vos dénégations pèsent de peu de poids par rapport à l’implacabilité des faits et preuves qu’ils avancent.

Sous ce titre, qui fleure bon ceux que pouvaient produire le cinéma français dialogué par un Michel Audiard, se cache une (nouvelle) adaptation du roman éponyme de Sébastien Japrisot (1966).

… Adaptation signée par rien moins que ce grand formaliste du cinéma français, Joann Sfar, lequel s’est forgé en deux films à peine (GAINSBOURG, VIE HÉROÏQUE et LE CHAT DU RABBIN, et on peut y ajouter son segment dans le dessin animé LE PROPHÈTE) une place de choix dans le cinéma français.

Stakhanoviste de génie, Joann Sfar fait partie du renouveau qu’a connu la bande dessinée française dans les années ’90. Plus personne n’arrive à suivre le rythme effréné de ses parutions mais, non content de cela, le bonhomme s’aventure, et avec quel goût et quel talent, dans le 7e art.

Joann Sfar fait clairement partie des auteurs que les amateurs de Sueurs Froides devraient suivre tant son amour du cinéma d’exploitation transpire de cette DAME DANS L’AUTO AVEC DES LUNETTES ET UN FUSIL. A l’évidence, on peut parler d’un giallo, genre qui a depuis longtemps quitté ses terres natales italiennes et se réinvente ces dernières années en Belgique (AMER, L’ETRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS), en Angleterre (BERBERIAN SOUND STUDIO) ou en France (BLACKARIA, IL GATTO DAL VISO D’UOMO). Joann Sfar rejoint le haut du panier de ces nouveaux créateurs en signant un film de manipulation diabolique qui travaille sa forme dans toutes ses dimensions : image, montage, son, décors, narration…

En d’autres termes, Joann Sfar fait du cinéma là où tant d’autres se contentent d’illustrer en image une intrigue. Dieu que ça fait du bien.

Le réalisateur ne s’en cache pas, il s’est battu contre un scénario entendant initialement adapter le roman sous un angle hyperréaliste. Imposant au final sa vision, il a transformé le matériau pour livrer un trip existentiel, revendiqué tel.

Le film de Sfar est donc pur cinéma, qui se donne lui-même en tant que tel. Il raconte, évoque, fait comprendre, laisse transparaitre, et fait ressentir par l’image, par le son, par le montage. Mention spéciale à ce dernier, réalisé par Christophe Pinel (à ce poste sur 9 MOIS FERME, LE VILAIN, LA PROIE…) et qui brouille la compréhension pour nous faire partager l’errance mentale de son héroïne.

On ne peut aussi que se féliciter que Joann ait placé Manuel Dacosse à la photographie. Reconnaissable à sa gestion des scènes peu exposées, le photographe déjà derrière AMER, L’ETRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS, ALLELUIA et bientôt EVOLUTION, livre – encore une fois – un travail remarquable.

L’image n’est d’ailleurs pas sans rappeler par moment un découpage de bande dessinée – contrairement à d’aucun, ce n’est pour nous en rien péjoratif – avec utilisation de split screens mais aussi de caméras couchées pour obtenir quelques plans qui n’auraient pas déparé dans une rêverie de Guido Crepax.

L’amateur de BO sera lui aussi aux anges, avec une très belle partition d’Agnès Olier, dont nous avouons ne pas connaitre le travail, mais aussi une superbe plage titulaire du groupe Scar au sein duquel officie Serge Teyssot Gay (ex Noir Désir) ou encore la reprise du thème « Nel cimitero di Tucson » créée par Reverberi pour le DJANGO de Corbucci.

LA DAME DANS L’AUTO AVEC DES LUNETTES ET UN FUSIL avait déjà bénéficié d’une première et excellente adaptation par Anatole Litvak en 1970, bien dans l’air d’un temps alors qualifié de « psyché ».
Le seul reproche, mais il est tellement mineur, de la version de 2015 est qu’elle n’ajoute rien de plus. Mais remplacer l’excellence par l’excellence n’est pas perdre grand-chose !


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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