Un texte signé Patrick Barras

retrospective

La Duchesse d’Avila

Début du XVIIIe siècle. Fils d’un dignitaire d’Espagne retourné en France administrer son fief, Alphonse van Worden y Gomerez reçoit de son père une éducation rigoriste centrée sur les notions de courage, d’honneur et de loyauté. Parvenu au seuil de l’âge d’homme le Roi d’Espagne le gratifie du grade de Capitaine de la garde Wallonne, jadis dirigée par son père. Le voyage qui doit le mener de France jusqu’à Madrid va vite prendre un caractère initiatique, le confrontant au surnaturel et mettant à l’épreuve sa perception de la réalité, ses valeurs et ses convictions… Jusqu’ à ce qu’il rencontre la Duchesse d’Avila, qui lui permettra de découvrir l’amour et s’attellera à parfaire sa formation de gentilhomme…

À l’aube des années 7O, cette mini série (ou plutôt feuilleton, comme on disait encore) demeure une des tentatives les plus remarquables de produire une œuvre d’auteur d’envergure de la part de la télévision Française. Tirée d’un roman écrit au début du XIXe siècle par Jean Potocki : LE MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE, elle se déploie en quatre épisodes sur près de Six heures. Il n’est cependant pas nécessaire d’avoir lu l’ouvrage pour pouvoir l’appréhender et l’apprécier, il suffit juste de savoir qu’elle y reste fidèle, en premier lieu en se situant à la croisée de plusieurs genres : Récit d’aventures picaresque, conte philosophique et parabole moraliste, fantastique et surréalisme… Ce sont ces diverses formes qui vont se juxtaposer puis finir par s’entremêler au fil des quatre épisodes.
Alors que les principes qui lui ont été inculqués par son père et ses précepteurs lui enjoignent de ne pas craindre les manifestations surnaturelles et d’y faire face avec lucidité, les premières aventures que vivra le jeune Alphonse seront bien entendu d’entrée de jeu marquées du sceau de l’étrange. C’est au travers de diverses rencontres qui peuvent nous apparaître de prime abord incongrues ou improbables que sa mise à l’épreuve débutera. Mise à l’épreuve qu’il semble d’emblée accepter, pour ne pas dire rechercher, lorsqu’il se voit proposer deux itinéraires pour se rendre à Madrid et qu’il opte sciemment pour celui qu’on lui déconseille fortement, lui en ayant expliqué les périls potentiels.

Dans une hostellerie déserte et réputée hantée, il fera connaissance avec deux adorables sœurs musulmanes, Ermina et Zibbede, qui se révèleront être de lointaines cousines. Elles n’auront de cesse de le tenter, lui offrant leurs attraits et leurs charmes en échange de sa conversion à leur religion. Deux créatures dont la nature pourrait être soumise à caution : humaine ou démoniaque ? Bien réelles ou purs produits de ses fantasmes et de ses rêves ? Il croisera également d’autres personnages, tels un moine ermite en charge d’un malheureux possédé ou un juif kabbaliste, entre autres, qui tenteront tous de malmener ses conceptions de la réalité et sa foi au travers de discours édifiants ou de récits extraordinaires. Il se retrouvera séquestré et soumis à la question par des membres de l’inquisition. Traversera un royaume souterrain peuplé de bandits et de renégats où il rencontrera une dernière fois ses deux cousines. De là, il sera mené jusqu’aux portes du château de la Duchesse d’Avila, suite à la traversée en barque d’une rivière de mercure qui n’est pas sans rappeler des images bien connues d’un passage entre deux mondes.
Le personnage qui donne son nom à la série, quant à lui, percevra bien rapidement tout ce qu’il est possible de tirer de ce jeune idéaliste candide et pétri de loyauté. La Duchesse trouve dans l’éducation d’Alphonse un terreau qu’il suffira d’entretenir en l’ensemençant avec ce sentiment encore inconnu de lui, l’amour. Sentiment propre à susciter un aveuglement qui, sans mener notre héros à sa perte, débouchera sur une conclusion que l’on pourrait trouver assez abrupte aux six heures du métrage. Conclusion néanmoins ouverte sur un questionnement à propos de la pression de l’éducation et des principes qu’elle nous inculque, des sentiments et des convictions sur nos propres agissements.

C’est, outre sa richesse thématique, cette ouverture présente tout au long du récit qui constitue un des intérêts majeurs de la série. En reconsidérant le contexte pré et post-68, la réflexion qu’elle propose (sur la construction personnelle d’un individu, sur le conflit potentiel avec l’éducation propre au milieu dans lequel nous grandissons et les possibilités d ‘émancipation sur lequel il peut déboucher) prend alors une coloration libertaire qui ne nous étonnera pas du tout. Pas plus que ne nous surprendront des enchaînements d’images souvent teintés de psychédélisme, propres à nous faire douter de la réalité des faits qui nous sont exposés. Par la construction d’une bonne partie de son scénario (car rappelons qu’il en est le co-auteur), dans la succession des rencontres, Philippe Ducrest semble mettre dans le même panier toutes les religions et croyances, les considérant comme de simples filtres moraux, des schémas pré-établis d’interprétation, quand ce ne sont pas des freins à notre appréhension du monde. Des trois religions monothéistes, aucune n’est privilégiée par rapport aux autres, pas plus que ne le sont les croyances et les franges occultes de ces religions. Le refus d’Alphonse d’adhérer à une autre que la sienne ne provient que du fait de sa fidélité envers son éducation et sa culture. Aucune velléité de rejet en masse de sa part ni remise en question. Aucune trace d’une réelle réflexion personnelle. Le personnage peut par conséquent nous apparaître creux et comme empreint de fatuité quand il se contente d’ânonner mécaniquement que « Le surnaturel n’est-il pas un événement naturel que l’on ne sait pas encore expliquer ? », en réponse aux interprétations que le moine ou le kabbaliste veulent donner de ses aventures. Réplique qui encore une fois semble plus dictée par ses éducateurs que par une pensée réellement intime.
Le film de Philippe Ducrest touche là à quelque chose d’universel, mais également d’intemporel quand on considère que le roman de Jean Potocki contient déjà tous ces éléments bien avant 1968… Ne devraient-ils pas trouver une résonance accrue à l’heure actuelle et au vu du contexte et des événements particuliers que malheureusement nous traversons ?… Car, redisons-le, de manière évidente il semble bien que ce soit le questionnement auquel amener le spectateur qui soit en jeu au travers de l’évolution du personnage d’Alphonse, qui lui en est dénué. Pour ce qui est de la politique et du rôle qu’il aura à jouer dans la société, il en ira de même pour notre héros, savamment évalué et « pris en main » par une Duchesse qui saura le manipuler en tirant parti de ses émotions et de ses sentiments envers elle. La prise de conscience de cette manipulation ne viendra que bien tardivement et n’en sera que plus amère. Alors que le film semble se terminer en queue de poisson, Philippe Ducrest nous offre un dernier plan suffisamment explicite et emblématique qui convient parfaitement pour résumer ce qu’Alphonse réalise brutalement.

La réalisation surprend par sa richesse comparée à d’autres productions ORTF de la même époque. Elle est dotée en premier lieu d’un photographie splendide en 35mm qui fait la part belle aux couleurs saturées et aux contrastes, conférant à certains décors naturels cette atmosphère fantastique qui baigne l’ensemble du métrage. Quant aux décors recréés en studio, il font preuve la plupart du temps d’une grande audace formelle et plastique, tour à tour irréels et futuristes, anachroniques et incongrus (L’exemple le plus parfait étant le château de la duchesse). La même audace se retrouve par ailleurs dans les costumes, qui pour certains pourront apparaître assez datés de par la volonté d’y inclure des matériaux modernes (de ceux que certains créateurs comme Paco Rabanne employaient à l’époque). Ce n’est certes pas la réalité historique qui est privilégiée. Audace qui encore une fois guide Philippe Ducrest quand il accumule les raccords dans l’axe en cascade, des jump-cuts ou des séries de zooms propres à renforcer l’étrangeté des situations ou à traduire certains états d’esprit troublés d’Alphonse. On peut certes déplorer quelque peu l’interprétation théâtrale ou figée de certains acteurs, à l’image de celle de Jean Blaise / Alphonse, que l’on peut croire toujours enfermé dans son rôle de héros romantique du GRAND MEAULNES. Mais il ne s’agit là que d’un bémol au vu de la somptuosité de l’ensemble…

En 1973 le feuilleton peinera par contre à trouver une audience suffisante du fait de sa programmation en période estivale. Est-ce également dû à une segmentation inégale des divers épisodes ? Il est certain que le fait qu’ils fassent respectivement 70, 130, 55 et 100 minutes constitue une autre audace qui a pu rebuter. Segmentation qui est à coup sûr relativement éloignée de l’ actuelle notion normative de « grille des programmes » et de nos habitudes un tantinet formatées de téléspectateurs.
LA DUCHESSE D’AVILA a été néanmoins pas mal critiquée et mal accueillie. On lui a reproché son budget pharaonique. 600 millions de Francs dont l’équivalent actuel serait de à peu près de 700 millions d’Euros (quand le budget de la plus grosse production Française actuelle – ASTERIX AUX JEUX OLYMPIQUES – avoisine les 78 millions…). Mais on trouva aussi à redire sur la liberté que s’accorde Ducrest au niveau d’images ou de scènes particulières. Qu’elles soient teintées d’érotisme, certes suggéré mais sans doute un peu trop appuyé pour l’époque, ou qu’elles possèdent des touches d’horreur graphique propres au cinéma de genre et généralement absentes des productions télévisuelles.

C’est de toute façon une œuvre qui, de par sa singularité, même au sein des séries et feuilletons fantastiques 60-70 estampillés ORTF, mérite largement le détour. On pourra du coup compléter sa vision par celle du MANUSCRIT TROUVÉ À SARAGOSSE, réalisé en 1965 par Wojciech J. Has, qui propose une structure moins linéaire et une lecture du roman de Jean Potocki différente de celle de Philippe Ducrest.


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- Article rédigé par : Patrick Barras

- Ses films préférés : Il était une fois en Amérique, Apocalypse now, Affreux, sales et méchants, Suspiria, Massacre à la tronçonneuse

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