La mariée sanglante

Un texte signé Alexandre Lecouffe

Espagne - 1972 - Vicente Aranda
Titres alternatifs : La novia ensangrentada, The blood spattered bride
Interprètes : Simon Andreu, Maribel Martin, Alexandra Bastedo

Si le cinéma fantastique espagnol a connu un magnifique âge d’or couvrant récemment une décennie (disons de OUVRE LES YEUX d’Alejandro Amenabar, 1997, à REC. de Jaume Balaguero, 2007), on peut parler d’un premier âge d’or que l’on situe entre la fin des années soixante et le milieu des années soixante-dix. Cette période, qui correspond aux dernières années du régime dictatorial de Franco, voit un très léger assouplissement de la censure ce qui explique l’émergence du genre « fantaterror », notamment sous l’impulsion de l’acteur Jacinto Molina (alias Paul Naschy). Ce dernier va incarner pendant plus de vingt ans la plupart des figures mythiques du fantastique avec une prédilection pour celle du loup-garou (LAS NOCHES DEL HOMBRE LOBO de René Govar, 1968). Si la plupart de ces bandes plutôt fauchées et souvent maladroites sont tolérées par le régime franquiste, c’est en raison de leur caractère inoffensif : des monstres, d’accord (mais à condition qu’ils ne soient pas d’origine espagnole !), un peu de sang, soit, et aucun discours subversif : todo està bien ! Cependant, et à l’instar du précurseur Jess Franco (L’HORRIBLE DOCTEUR ORLOFF, 1962) qui à l’époque avait préféré l’exil, certains réalisateurs vont choisir d’utiliser le fantastique ou l’horreur comme outil de transgression (sociale, religieuse, sexuelle…) et se heurteront à la censure ou à une forme d’ostracisme. On peut citer en exemple les œuvres remarquables de Narcisso Serrador (LA RESIDENCE, 1969), de Jorge Grau (CEREMONIE SANGLANTE, 1973) ou de Claudio Guerin Hill (LA CLOCHE DE L’ENFER, 1973).
LA MARIEE SANGLANTE de Vicente Aranda entre dans cette catégorie « subversive » et représente aussi peut être l’œuvre la plus radicale de son auteur. Celui-ci fut dès le début des années soixante un membre actif de l’Ecole de Barcelone, un collectif de réalisateurs (parmi lesquels on retrouve Jorge Grau) ayant en commun un virulent discours anti-franquiste et une volonté de proposer un cinéma libre et souvent expérimental. Après avoir exploré en début de carrière des ambiances étranges ou fantastiques (FATA MORGANA, 1966 ; LES CRUELLES, 1968 et surtout LA MARIEE SANGLANTE), Vicente Aranda s’orientera ensuite surtout vers des adaptations de romans espagnols contemporains (Montalbàn pour MEURTRE AU COMITE CENTRAL, 1981) et des récits dramatiques situés pendant la période franquiste (l’excellent AMANTS, 1991 avec son actrice fétiche, Victoria Abril).

Susan, une jeune femme fragile, vient passer sa lune de miel dans le manoir familial de son époux. Elle semble perturbée par les avances et les jeux sexuels que lui propose son mari et devient obsédée par la personnalité d’une ancêtre de ce dernier, Mircalla. Celle-ci aurait assassiné son époux pendant la lune de miel et son fantôme, sous la forme d’une goule, vient bientôt hanter Susan, lui suggérant de l’aimer et de tuer son mari…Alors que tout porte à croire que la jeune femme perd la raison, son époux revient en compagnie d’une femme qu’il a sauvé sur une plage ; elle dit se nommer Carmilla et ressemble trait pour trait à l’ancêtre meurtrière…

Si LA MARIEE SANGLANTE s’inscrit à priori dans le genre fantastique, c’est par le fait que le film se pose comme une libre et contemporaine adaptation de la célèbre novella « Carmilla » de Sheridan Le Fanu, œuvre victorienne fondatrice de la littérature vampirique baignée d’une atmosphère érotique et saphique. Sa sulfureuse héroïne était apparue plusieurs fois au cinéma auparavant, entre autres dans le mésestimé …ET MOURIR DE PLAISIR de Roger Vadim (1960), l’intéressant LA CRYPTE DU VAMPIRE de Camillo Mastrocinque (1964) puis dans l’excellent VAMPIRE LOVERS de Roy Ward Baker (1970). L’esprit du récit source est respecté dans ses grandes lignes et son ambiance subtilement érotique et cotonneuse innerve une grande partie du long-métrage. Les deux héroïnes ont gardé leurs caractéristiques et leur dimension assez symbolique : Susan (Laura dans la nouvelle) représente la jeune femme naïve, prude et apeurée par la sexualité tandis que Carmilla est la figure de la tentation homo-érotique et de la transgression des interdits. Cependant, Vicente Aranda actualise, détourne et approfondit la réflexion autour de la psychologie et du désir féminins qui étaient à l’œuvre, en filigrane, dans le récit de Le Fanu. Il fait notamment de Susan une femme angoissée par la défloration et dominée par un époux obsédé et légèrement sadique alors que l’héroïne de « Carmilla » était une adolescente doutant de sa « normalité ». L’approche du réalisateur espagnol se fait même ouvertement psychanalytique (la nouvelle, datant de 1871, flirtait discrètement avec les thèses naissantes de la psychiatrie) en mettant en avant la complexité protéiforme des affects de Susan et en figurant ses fantasmes dans de courtes séquences visuellement assez sidérantes. Au tout début du film, une scène assez crue nous montre la jeune femme (la jolie et juvénile Maribel Martin, une des pensionnaires de LA RESIDENCE) victime d’une agression sexuelle perpétrée par un homme au visage recouvert d’un bas. Graphiquement audacieuse avec son plan de nudité intégrale, la séquence se révèle être en fait une projection mentale de l’héroïne qui s’apparente ici à un fantasme de viol. En milieu de métrage, une séquence-clé nous dépeint un rêve hallucinatoire de Susan au cours duquel la belle vampire Millarca/Carmilla la guide vers son mari endormi qu’elle lui ordonne de poignarder. Les quelques plans du sacrifice rituel qui va suivre sont d’une violence incroyable que l’on peut aisément qualifier de gore : plaie béante filmée en gros plan, couteau fouillant les chairs ensanglantées, cœur arraché et pressé jusqu’à la dernière goutte !

LA MARIEE SANGLANTE appartient bien au cinéma de genre dont il respecte les codes et les artifices ; le film utilise avec brio les éléments fondateurs de l’épouvante gothique, même si le récit est situé dans une Espagne contemporaine. On y trouve en effet les thèmes liés à une malédiction ancestrale, à l’apparition d’un esprit vengeur, au vampirisme et une confusion entre le monde réel et celui du rêve ou du cauchemar. Même si le film joue beaucoup avec les ressorts du fantastique et les motifs de l’épouvante, il va surtout progressivement développer en creux une forme violente de critique de la domination masculine à travers la figure du mari de Susan, personnage qui n’a d’ailleurs pas de nom puisqu’il est un symbole (il est néanmoins interprété par le ténébreux et peu amène Simon Andreu, vu dans plusieurs giallos à l’époque et notamment dans l’excellent LA MORT CARESSE A MINUIT DE Luciano Ercoli, 1972). On comprend clairement que cet homme représente pour le réalisateur tout le poids d’une société machiste, patriarcale, qui écrase la femme et nie son droit au plaisir et à la liberté ; sans trop en dévoiler sur cet aspect politique du film, la superbe séquence où Susan se retrouve piégée dans une volière est parfaitement éloquente. Si la charge est plutôt violente et vise ouvertement le système ultra-rigide de l’Espagne franquiste, Vicente Aranda a recours à toute une série de métaphores visuelles poétiques pour illustrer son propos féministe ; celles-ci puisent leur inspiration dans une imagerie fantastico-gothique ou clairement surréaliste (voire bunuelienne) à l’image de la stupéfiante séquence au cours de laquelle l’homme découvre Carmilla ensevelie dans le sable.
Œuvre d’une audace thématique et formelle incroyable (comment le film n’a-t-il pas été tout simplement interdit à l’époque ?), LA MARIEE SANGLANTE est une pierre angulaire du cinéma espagnol contestataire que l’on peut ranger entre ANA ET LES LOUPS de Carlos Saura (1971) et VIVA LA MUERTE de Fernando Arrabal (idem).


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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