La métamorphose

Un texte signé Alexandre Lecouffe

France - 1983 - Jean-Daniel Verhaeghe
Interprètes : Madeleine Robinson, Julien Guiomar, Anne Caudry, Pierre Etaix

D’origine tchèque mais germanophone, Franz Kafka publie en 1915 son récit intitulé « La métamorphose » qui deviendra son œuvre la plus célèbre avec son roman « Le procès » (publié de façon posthume en 1925) qui sera adapté au cinéma par Orson Welles (LE PROCES, 1962). Assez rapidement, l’adjectif « kafkaïen » sera employé dans le langage courant pour désigner une situation à la fois absurde, inextricable et anxiogène, à l’image des écrits de l’auteur praguois. Si tout le monde connaît le postulat de départ de la nouvelle « La métamorphose » et s’accorde à y voir un récit allégorique, la question de son interprétation reste très ouverte selon que l’on envisage l’œuvre d’un point de vue sociologique, psychanalytique ou thématique (l’angoisse face à la maladie, le rejet de l’artiste…) qui ne représentent que quelques pistes possibles…Par conséquent, une adaptation filmique d’un récit abstrait dont le canevas peut être résumé en quelques mots (un homme se retrouve subitement transformé en cancrelat, sa famille le rejette, il se laisse mourir, tout le monde est soulagé) pouvait relever de la gageure. C’est donc au réalisateur Jean-Daniel Verhaeghe qu’échut cet épineux projet financé par la télévision française pour laquelle il travaillait depuis peu, après des années d’inactivité et un unique long-métrage pour le cinéma, le dorénavant quasi-invisible L’ARAIGNEE D’EAU (1971) d’après une nouvelle fantastique de Marcel Béalu. Jean-Daniel Verhaeghe est ensuite devenu, depuis la fin des années quatre-vingt, un des plus prolifiques téléastes français à qui l’on doit une cinquantaine de longs-métrages : adaptations littéraires (BOUVARD ET PECUCHET, 1989 ; EUGENIE GRANDET, 1994 ; LE ROUGE ET LE NOIR, 1997 ; SANS FAMILLE, 2000…) ou « biopics » : SISSI L’IMPERATRICE REBELLE, 2004 ; JAURES, NAISSANCE D’UN GEANT, 2005.

Gregor Samsa n’a vraiment pas de chance : il se réveille un matin transformé en un énorme cancrelat et ne peut donc pas se rendre à son travail (il est voyageur de commerce). Un de ses supérieurs se rend à son domicile et constate horrifié, en même temps que les parents et la sœur du jeune homme-insecte, la nouvelle apparence de ce dernier. La famille de Gregor, qui vit avec lui dans un vieil appartement, est partagée entre l’effondrement et la honte ; bientôt, son père vient à le haïr, sa sœur qui le nourrit est de plus en plus dégoûtée et sa mère, qui voudrait continuer à aimer son fils, est terrifiée dès qu’elle l’aperçoit. Quel avenir pour ce pauvre Gregor enfermé dans sa chambre et dont les pensées et les réactions restent celles d’un être humain ?

Notons tout d’abord que cette adaptation de Jean-Daniel Verhaeghe est fidèle au récit de Kafka : la centaine de pages devient un moyen-métrage (cinquante minutes), la structure en huis-clos est respectée et tous les personnages (principaux et secondaires) créés par l’écrivain sont présents dans LA METAMORPHOSE. La difficulté principale du passage du texte à sa mise en images tenait au problème du point de vue (qui raconte cette histoire « fantastique » ?) ainsi qu’à la figuration matérielle de Gregor en « cancrelat géant ». Dans le roman, un narrateur hétérodiégétique nous donnait accès à toutes les pensées du malheureux héros et ce point de vue interne limitait donc les descriptions physiques du « mutant ». Le réalisateur de LA METAMORPHOSE adopte la même démarche narrative puisque le début du métrage s’ouvre sur des séquences en caméra subjective nous décrivant la chambre de Gregor dont le monologue angoissé est retranscrit par une voix-off (celle de l’acteur Sami Frey) qui sera réitérée tout au long du film. Peu après, les plans subjectifs qui nous montrent la famille et le supérieur de Gregor Samsa découvrir horrifiés la forme répugnante de ce dernier sont de fait très réussis et efficaces du fait que le véritable aspect du « monstre » est suggéré, contenu dans le hors-champ.

On se doute cependant que même sur une durée limitée, LA METAMORPHOSE n’aurait pu fonctionner intégralement en caméra subjective et voix-off sans lasser le spectateur et surtout sans limiter son champ de vision narratif et thématique ; c’est pourquoi Jean-Daniel Verhaeghe a opté pour une alternance des points de vue, filmant une séquence sur deux de celui de la famille de l’homme-insecte. Si ces scènes décrivant l’évolution du comportement des parents et de la sœur de Gregor s’avèrent nécessaires à la respiration du film, elles revêtent en revanche un caractère un peu théâtral qui ne gêne pas vraiment dans ce dispositif en huis-clos mais qui ne s’accorde pas toujours très bien aux séquences en focalisation interne. Signalons dans les rôles de la mère et du père du héros la présence de deux comédiens talentueux plutôt connus d’ailleurs pour leur carrière théâtrale même s’ils tournèrent aussi beaucoup pour le cinéma (et la télévision) : Madeleine Robinson (A DOUBLE TOUR de Claude Chabrol, 1959 ; un second rôle dans LE PROCES d’Orson Welles) et Julien Guiomar (Z de Costa-Gavras, 1969 ; BORSALINO de Jacques Deray, 1970).
L’aspect qui est certainement le plus réussi dans le téléfilm vient de l’idée assez brillante d’utiliser, pour les nombreux plans en vision subjective, une caméra miniature, la « paluche », qui permet au cadreur des déplacements dans des endroits exigus, très en hauteur ou à ras du sol. C’est ainsi que, de façon alors inédite, le spectateur est amené à découvrir des plans filmés depuis le dessous d’un lit, en mouvement le long d’un plafond ou à quelques centimètres du plancher. Ces séquences techniquement réussies sont, de plus, teintées en sépia ce qui renforce à la fois le côté non-humain de cette vision et donne au film un aspect « vieilli » qui convient bien à la reconstitution de la période des années vingt à laquelle se situe approximativement le récit de Kafka. Finalement, les thèmes principaux que développait le romancier sont présents dans cette adaptation : il s’agit avant tout d’un drame familial teinté d’humour très noir dans lequel sont évoqués tour à tour l’aliénation (par le travail), une forme de phobie sociale de la part du héros (dans lequel Kafka s’est en grande partie projeté) ainsi qu’un fort sentiment de culpabilité et d’infériorité. De façon générale, la mise en scène et en images de Jean-Daniel Verhaeghe respecte et illustre habilement ce récit à la fois allégorique et très littéraire dont la transposition filmique aurait pu se révéler tout à fait vaine sinon catastrophique.

Outre cette première et fort recommandable adaptation, « La métamorphose » a eu droit par la suite à plusieurs versions filmées : en 1987 par le réalisateur Jim Goddard (TV), en 2007 par l’Argentin Claudio Posse et en 2012 par le Britannique Chris Swanton qui semble avoir bénéficié d’effets spéciaux et de maquillage remarquables pour son long-métrage.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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