La mort marche à talons hauts

Un texte signé Philippe Delvaux

Italie, Espagne - 1971 - Luciano Ercoli
Titres alternatifs : Nuits d'amour et d'épouvante, Death Walks on High Heels, La Morte cammina con i tacchi alti
Interprètes : Frank Wolff, Nieves Navarro, Simón Andreu

Ouverture dans un train de nuit. Un borgne dans son compartiment, pistolet dans son pantalon, allume une cigarette et tire une bouffée. Une voix à la porte : « contrôle des billets et des passeports ». L’homme ouvre. En un court instant, une lame jaillit et lui tranche la jugulaire. Du tueur, nous n’aurons vu que deux yeux bleus le temps d’un gros plan furtif. Fin de la scène et générique.
Nous nous retrouvons ensuite à Paris où Nicole (Susan Scott), jolie jeune femme exerçant la profession de strip-teaseuse, est soupçonnée par la police de receler des diamants volés par son père, cambrioleur professionnel. Nicole nie avec des accents de sincérité mais la police reste sceptique. Un inconnu mystérieux et dangereux croit, lui aussi, qu’elle détient le magot et la menace des pires tourments.
« La mort se promène en hauts talons ». Pas de doutes, avec un titre référant à l’énigme du film, on entre dans l’univers du Giallo. Et ce Cluedo qui semble rapidement s’éloigner du vol de diamants apporte au genre un de ses plus beaux joyaux. Les talons de LA MORTE CAMMINA CON I TACCHI ALTI lui permettent de dépasser d’une bonne tête la production courante de l’époque. Et ce, grâce au sous-texte cinéphilique qui, sous les atours du genre, emmène le spectateur en voyage sur les rivages d’un cinéma qui s’aborde lui-même. C’est d’autant plus appréciable que Luciano Ercoli ne nous impose pas son sujet : libre à celui que n’intéresse pas la structure sous-jacente de se contenter de l’histoire, bien construite, correctement jouée et mise en scène. Celui-là aura passé un bon moment. Pour les autres, le bonus à la clé demande qu’on dépasse la seule intrigue pour se plonger dans ce que l’image nous montre.
Car en effet, le Giallo est un cinéma purement visuel qui joue sur la tension générée par l’introduction dans le champ du meurtre (et de ses débordements graphiques) couplé à la dissimulation de l’identité du tueur (via le hors champ, la lumière, le cadrage ou l’accoutrement). Luciano Ercoli nous propose donc une leçon de cinéma en nous guidant à travers les codes de ce genre, encore tout nouveau lors de sa réalisation en 1971.
Et cette leçon, le maître nous la donne en articulant entièrement son film autour du concept du regard.
Tout d’abord, via celui des protagonistes. On ne compte plus les gros plans sur les yeux. Et ces plans se différencient fortement de ceux de Sergio Leone où le regard révèle une pure détermination. Ici les gros plans sur les yeux servent de ponctuation pour nous rappeler constamment que la mécanique du film tient sur ce que vous voyez à l’écran sans cependant le percevoir, le comprendre. Dans l’intrigue, ces mêmes plans sont tout autant légitimes puisqu’ils traduisent (notamment) à la fois la recherche des diamants par les protagonistes (un élément qui se déclenche tardivement) et celle du tueur qui les menace.
Ensuite par les miroirs, accessoires de décor qui apparaissent trop souvent pour qu’il puisse s’agir d’un élément anodin. Le miroir permet justement au regard du spectateur et à celui des protagonistes d’accéder au hors champ. Ils renvoient en outre leur image aux personnages, ce qui n’est pas neutre dans un genre où ceux-là sont rarement ce qu’ils prétendent être et ce qu’ils veulent bien montrer.
Enfin, la mise en scène se révèle elle-même par le truchement de la lumière. Nombre de scènes s’ouvrent ou se concluent par un allumage ou une extinction des lampes, soulignant ainsi l’instauration avec le spectateur de ce jeu sur ce qui est visible en même temps que l’artificialité du procédé cinématographique. Tout ceci n’est qu’un jeu. En outre, la lumière est composée pour offrir un rendu artificiel : elle est excessivement rouge ou blanche pour mieux sortir du réel et entrer dans l’artifice du genre.
Comme pour insister sur ce que le regard a de trompeur, deux derniers éléments scénaristiques viennent enfoncer le clou : des verres de contact colorés apparaissent très tôt dans le film tandis qu’un aveugle est un témoin important de la dernière partie du film.
Robert Matthews, un médecin oculiste qui va draguer Nicole commence d’ailleurs par la filmer secrètement en plein strip-tease, référence au voyeurisme du spectateur et à la fonction de pourvoyeur d’images du metteur en scène. L’érotisme, presque inhérent au Giallo, s’intègre donc parfaitement aux intentions d’Ercoli. Nicole serait-elle le véritable diamant du film ? Le seul objet de convoitises et de regards ? Tout l’érotisme du film se concentre sur le tandem exhibition-voyeurisme comme le montrent de multiples scènes de déshabillages épiées par des trous de serrure, des longues-vues…
Le film se déroule en trois parties : la première voit l’exposition des personnages et pose les bases de l’histoire, dissémine les indices et développe son discours sur le cinéma. Le second meurtre n’intervient que tardivement, après plus de 50 minutes et nous fait basculer dans le jeu du « whodunit » avec son lot de fausses pistes. Enfin la conclusion ramasse et résout les enjeux scénaristiques et dialectiques. Le thème du regard est d’autant plus pertinent qu’au final, les diamants auront été cachés à la vue de tous. Saurez-vous les trouver ?
Un film tout simplement brillant.

Il serait sorti en France en février 1975, sous le titre La mort marche à talons haut ou sous celui de Nuit d’amour et d’épouvante.

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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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