Un texte signé Philippe Delvaux

Belgique-France - 2017 - Hélène Cattet et Bruno Forzani
Titres alternatifs : Let the corpses tan
Interprètes : Elina Löwensohn, Stéphane Ferrara, Hervé Sogne, Bernie Bonvoisin, Pierre Nisse, Marc Barbé, Michelangelo Marchese

review

Laissez bronzer les cadavres

Quatre braqueurs de fourgons se planquant dans un village corse abandonné et en ruine, hébergés par une mystérieuse excentrique qui a aussi recueilli un écrivain alcoolique anarchiste et à moitié oublié. A moitié seulement puisque débarque bientôt son ancienne compagne accompagné d’un enfant et une nounou. Et dans leur sillage, deux flics qui remontent la trace de la femme, laquelle aurait enlevé l’enfant dont la garde était confiée à un autre homme. Et quand deux flics débarquent en pleine planque de truands armés et décidés, les flingues ne restent pas longtemps dans le holster.

[Notre texte s’étendant longuement, on livre directement nos conclusions aux plus pressés : courrez le voir, c’est un chef d’œuvre. Voilà, c’est dit. Pour ceux qui en veulent un peu plus, on développe et on vous laisse picorer au gré de nos arguments.]

C’est peu dire que l’arrivée d’un nouveau Cattet-Forzani suscite une attente fébrile auprès des amateurs de ciné de genre (mais pas que), le duo franco-belge développant un don certain pour sublimer le ciné populaire et au premier rang les productions italiennes des ’60-’70.

Et leur troisième long métrage ne déroutera pas leur fan, tant il redéploye dans un cadre nouveau toute la grammaire cinématographique qu’ils ont (ré)inventée sur AMER et L’ÉTRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS.

On peut parler ici de cinéma pur en ce que leurs films sont moins au service de l’histoire racontée qu’à celui du Cinéma lui-même. Il exprime l’art cinématographique et en expose les codes qui deviennent objet pur de contemplation : le cadre, la composition, les couleurs, le montage, la sonorisation, la musique, tout est poussé au paroxysme pour se révéler au spectateur.

L’affrontement des protagonistes est bien moins l’enjeu de notre attention que la manière de le transcrire et de le faire ressentir au spectateur. C’est rare. Fondant tout leur cinéma sur la production d’artisans (ainsi qu’on considérait les cinéastes populaires italiens), Cattet et Forzani propose une authentique expérience artistique qui transcende leurs modèles.

Regroupée par facilité (mais qui n’est pas inopérante) sous la bannière du néo-giallo, leur œuvre offre bien plus que l’hommage déférent aux cinémas du passé qui s’est emparé depuis quelques années de tout un pan du cinéma de genre. Il n’y a guère qu’auprès de Peter Strickland (BERBERIAN SOUND STUDIO, THE DUKE OF BURGUNDY) qu’on peut trouver de telles accointances, une telle capacité à se saisir d’un matériau et d’une grammaire à la fois connue et délaissée pour se la réapproprier avec autant de maestria au profit d’une expérience à la fois visuelle et sensitive.

Or donc, et même si l’intrigue se déroule de nos jours, LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES est un western spaghetti. Le western italien fonctionnait essentiellement sur deux ressorts narratifs : la vengeance ou la quête du trésor. C’est cette seconde piste qui prévaut ici, l’action se déployant autour d’un magot d’or convoité par des malfrats qui s’entredéchirent, leur plan se compliquant par l’irruption d’un représentant de la loi (l’équivalent du shérif donc). Le village en ruine accablé de chaleur des collines corses n’est d’ailleurs pas sans évoquer les villes abandonnées texano-mexicaines chères aux productions tournées à Almeria.

Plus marginalement, les autres genres de l’âge d’or du ciné populaire italien se retrouvent aussi peu ou prou dans LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES : le polizioteschi puisqu’on nous montre des braqueurs sans merci (ils tuent sans l’ombre d’une hésitation) & le giallo dont on retrouve certains codes iconiques (dont les gants en cuir) Rappelons enfin que le film est une adaptation du roman homonyme, première œuvre de Jean-Patrick Manchette (avec Jean-Pierre Bastid) publiée à la Série noire en 1971, considérée comme rénovateur français de la littérature policière et dont les opinions politique très à gauche résonnent avec l’angle référentiel de l’adaptation filmique puisque le western italien a connu un versant gauchisant tandis que le polizioteschi a souvent été perçu comme l’expression de valeur conservatrice de droite. Une dialectique un peu schizophrène, donc. Mais qui nous permet d’en revenir à un dernier genre cinématographique, celui du psychédélisme (moins un genre qu’une mode, il est vrai) via les visions fantasmées de nos personnages rendus à moitié fous par la tournure des événements.
On peut d’ailleurs revenir un instant sur le psychédélisme car il ne s’agit pas ici de simplement filmer des gouttes d’huile à travers des filtres colorés, mais de retranscrire visuellement le délire des protagonistes et de faire ressentir leur aliénation au spectateur. L’action entraine les premiers dans une spirale, un tourbillon dont ils ne peuvent s’extraire et dont on devine à l’avance l’issue fatale. Tout l’art de la réalisation est de nous entrainer dans leur folie.

Et pourtant, Cattet et Forzani conservent une structure lisible, répétant nombre d’actions sous divers points de vue. Nous ne sommes pas entrainés à suivre un héros particulier, nous sommes plongé dans le film dans son ensemble, c’est lui le héros. Notre point de vue sera donc celui, vertical, du démiurge observateur. D’où cette magnifique idée de fourmis filmées s’ébrouant sur un plan du hameau.
On y revient, le cinéma est le sujet. D’où ce plan d’ouverture des malfrats tirant sur une peinture colorée (une couleur par malfrat, préfigurant leur affrontement imminent ?). La note d’intention est claire : faire exploser les codes de l’image, réinventer la manière de concevoir l’œuvre. Et accessoirement, rendre hommage aux « Tirs » de Niki de Saint Phalle, période « Nouveau réalisme ». Les références picturales, notamment aux artistes du Nouveau réalisme ne sont pas isolées, on peut déceler le Yves Klein des « Peintures de feu » ou des « Anthropométries » dans les séquences irisées ou les corps recouverts d’or (on peut aussi y voir l’hommage… à James Bond pour en revenir au ciné populaire).

Le cinéma de Cattet-Forzani est une composition basée sur des fragmentations, une mosaïque appliquée au médium filmique : c’est pourquoi il travaille à ce point le montage, pourquoi il repose sur la répétition et la variation d’un motif, et pourquoi le corps est souvent l’assemblage fragmenté de très gros plans. Du personnage qui parle, on ne voit bien souvent que les lèvres, gigantesque, de celui qui observe, le cadre ne garde que les yeux (figure stylistique popularisée par le western italien)… Le corps de l’acteur est régulièrement déconstruit en fragments signifiant. La multiplication des points de vue ou la répétition de l’action participe de la même logique. L’acteur est, chez Cattet-Forzani, la pièce d’un dispositif total.

A propos des acteurs, on va vous appâter un peu avec les plus “Sueurs Froides” d’entre eux : Elina Löwensohn, jadis habituée de Hal Hartley (SIMPLE MEN, AMATEUR, FLIRT)et depuis quelques années muse de Bertrand Mandico (ses derniers courts, y compris le bien barré NOTRE-DAME DE HORMONES) dont LES GARÇONS SAUVAGE est l’autre choc de 2017 ; ensuite Stéphane Ferrara, habitué au cinéma punk de F.J. Ossang (LE TRÉSOR DES ÎLES CHIENNES, DOCTOR CHANCE, DHARMA GUNS) et lead masculin dans le PAPRIKA de Tinto Brass ainsi que dans un des ultimes giallo (LA STRANA STORIA DI OLGA ‘O’, en 1995) ; enfin Marc Barbé, héros du SOMBRE de Philippe Grandieux… déjà avec Elina Löwensohn.

A côté de l’acteur, on voit que le lieu de l’action joue un rôle particulièrement important. Qu’il s’agisse de la demeure aux portes grinçantes d’AMER, de l’immense bâtisse-personnage de L’ÉTRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS ou encore pour ce qui nous occupe du village en ruine plein de recoins sombres et de caves, les maisons sont pour notre duo des labyrinthes inquiétants et propices aux embuscades. Ils extériorisent aussi la confusion mentale des personnages et emportent avec eux le spectateur.
Et la somme des morceaux dépasse leur ensemble. L’œuvre est totale.

Elle embrase donc les autres éléments constitutifs, dont on a déjà évoqué que chacun d’entre eux était poussé dans ses derniers retranchements, qu’il s’agisse du cadre très travaillé (rappelons que la photographie est due à Manu Dacosse), de la couleur (et, à l’opposé, du travail sur les noirs et les ombres dans toute la partie de déroulant de nuit) du montage (leur cinéma ne pourrait exister sans ce travail très discursif d’articulation des plans), de la sonorisation (Laissez bronzer les cadavres doit impérativement s’écouter à volume élevé, le bruitage est magnifié, chaque détonation, chaque crissement du cuir fait l’objet d’une attention maniaque. Cattet et Forzani l’expliquent bien, le son a essentiellement été travaillé en post-production. A l’instar du ciné italien populaire, il y a eu très peu de prises en son direct).

La musique participe autant du décalage dans le cinéma actuel (qui a délaissé depuis trop longtemps la composition telle que l’envisageaient les compositeurs italiens de l’âge d’or) que de la fétichisation des genres référencés (bref, c’est la fête à Ennio Morricone ou à Nico Fidenco). Le duo est même allé repêcher, et ce n’est pas un hasard, un morceau élaboré par Christophe pour l’excellent LA ROUTE DE SALINA, un Georges Lautner méconnu (mais redécouvert naguère à l’Etrange festival 2010 et chroniqué sur Sueurs Froides) qui lui aussi recentre son action sur quelques protagonistes et un seul lieu (ou presque) dans une ambiance référant autant au giallo qu’au western transalpin.

Enfin, on se voudrait de ne pas évoquer l’érotisme qui exsude de certains passages de LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES. Ce même érotisme morbide qui imprégnait déjà AMER et L’ÉTRANGE LUEUR DES LARMES DE TON CORPS et qui déploie tout l’arsenal fétichiste, convoquant cuir, sadisme, violence, cordes et –nouveauté – lactation et urolagnie. A ce dernier titre, on souligne cette très belle séquence où le montage fait se succéder l’or des lingots, à celui du soleil et de l’urine. Et évidemment, la fétichisation forte des armes à feu, dont chacune bénéficie de sonorités propres, et d’un traitement à l’image tout en déférence.

On va terminer la dithyrambe en tirant notre chapeau à une personne en particulier : Eve Commenge (Anonymes Films), productrice exclusivement dédiée à l’œuvre de Cattet et Forzani. Le marché de l’exploitation cinématographique est dominé par les multiplexes et la convergence du secteur pousse vers des formats prémâchés (des « cases »), facilement identifiable par le consommateur… c’est peu dire qu’il est très difficile de faire éclore un cinéma aussi original que celui de Cattet et Forzani. Alors, porter à l’écran de telles merveilles, faire éclater le talent de tels réalisateurs dans la morosité de l’économie cinématographique contemporaine, bravo Mme Commenge ! Et merci.

En septembre 2017, dans la foulée de sa sélection à Locarno, LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES a obtenu un très mérité Méliès d’Argent à Strasbourg, récompense bienvenue à une encablure de sa sortie en salles françaises (en Belgique, le film arrivera en salles en janvier 2018).

Retrouvez notre critique de AMER.

Retrouvez notre critique de L’ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS.

Retrouvez notre entretien avec les réalisateurs, à l’époque de AMER.

Retrouvez notre entretien avec les réalisateurs, à l’époque de LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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