Le Carnaval des âmes

Un texte signé Stéphane Bex

USA - 1962 - Herk Harvey
Interprètes : Candace Hilligoss, Frances Feist, Sidney Berger, Herk Harvey

Une jeune femme, rescapée d’un accident qui a coûté la vie à ses deux camarades accepte un poste d’organiste dans une petite ville de l’Utah. D’étranges apparitions vont scander son voyage et son séjour ; est-elle en train de devenir folle ou est-ce le monde qui se détraque autour d’elle ?
Quand sort en 1962 le CARNAVAL DES AMES (CARNIVAL OF SOULS) de Herk Harvey, le réalisateur est plus ou moins un inconnu, issu du documentaire pédagogique et acteur à l’occasion . S’essayant à la fiction avec un budget des plus modestes, Herk Harvey va engendrer un ovni fantastique lequel, oublié peu après sa sortie, n’a pas cessé de voir son influence croître pour devenir aujourd’hui une œuvre culte que réédite Artus dans sa collection « Les Classiques ».
Débutant comme LA FUREUR DE VIVRE et s’achevant sur une scène qui préfigure LA NUIT DES MORTS VIVANTS de Romero qui sortira 6 ans après, LE CARNAL DES AMES vient entamer la décennie des sixties et sonner la fin du glamour des années cinquante. L’Amérique n’est plus ici qu’une terre menacée par la désertification, un espace dont les villes fantômes ont pris possession, une zone dans laquelle la mort attend son retour sous la frénésie apparente de l’agitation urbaine. De carnaval, il est bien question ici sous la forme d’une danse mécanique et macabre au son d’un orgue abandonnant la ferveur ecclésiale pour gagner des rivages plus inquiétants. Quant à l’âme, elle vient ici servir l’intrigue psychologique du film puisque son héroïne que son prénom, Mary, prédestine à la religion, se définit par sa rationalité et son refus de la foi, refus que les événements étranges vont remettre en question.
Qu’est-ce qui fait le charme et l’originalité de cette œuvre a priori mineure et isolée dans le champ fantastique ? En premier lieu un travail remarquable sur la bande sonore qui vient ici baigner l’ensemble du film, et qui s’appuie sur une série de raccords dérangeants, faisant passer du bourdonnement d’un orgue à la stridence des violons, d’un air de messe à une mélopée funèbre et atonale, ou qui entretient le malaise sensoriel par un point d’écoute flottant et une synchronisation volontairement défectueuse. De même, ce qui signe habituellement le défaut de conception des œuvres devient ici une force supplémentaire pour générer l’angoisse et entretenir le malaise du spectateur. Le retour d’un même plan lors d’un voyage sur une route, retour que nie la progression dramatique ; l’absence de défilement de paysage sur la vitre d’une voiture en réalité immobile ; les faux raccords de lumière ou encore l’aspect artificiel du décor d’une chambre de pension, tout vient rappeler que le monde qui entoure l’héroïne n’est que l’objet d’une fiction à laquelle elle reste aveugle. Coup de génie encore de la part de Harvey que la création d’un voisin de pension, espèce de semi-abruti aux désirs lubriques dont la pesante réalité vient servir de contrepoint aux hallucinations de l’héroïne tout en doublant par sa présence pressante l’oppression générale dans laquelle baigne le film. Ajoutons enfin que l’oeuvre d’Harvey est traversée de belles trouvailles visuelles et sonores parmi lesquelles on peut retenir le générique dont les crédits semblent attachés comme par magnétisme aux lignes générées par le paysage, la danse accélérée des zombies au sein du parc désaffecté de Saltair, à côté de Salt Lake City ou encore les deux passages à un monde sans paroles lors des états seconds de l’héroïne.
On pourrait ici reprocher que l’aspect psychologique de l’intrigue n’est pas assez développé et que l’héroïne aux allures hitchcockiennes par sa frigidité apparente et son érotisme refoulé associés au traumatisme de l’accident, bascule vite de l’atonie apathique à l’hystérie affolée. Le manque de cohérence rythmique du film, sa lisibilité rendue complexe par des raccords violemment explicites (le passage par exemple du bouton d’allumage de la voiture à celui de l’orgue), la déstructuration de l’espace géométrique par la recherche très wellesienne d’angles originaux et la multiplication de plongées ou contre-plongées, tout cela ne facilite pas l’entrée dans le film et l’éloigne considérablement des attentes habituelles. Mais ces critiques participent en réalité à ce qui constitue l’originalité profonde d’une oeuvre qui ne cherche pas à se situer selon une perspective psychologique (psychanalyse et folie) ou selon l’horizon du genre mais déroule de façon habile et selon un rythme syncopé la logique d’un univers dont les lois progressivement basculent.
Un autre charme du film consiste également à y trouver des images séminales, ayant pris de l’ampleur en résonant dans d’autres œuvres. A l’instar du visage du fantôme (joué par le réalisateur lui-même) sur la vitre de la voiture venant rappeler autant certaines scènes de film noir que le DRACULA de Coppola, du zombie au visage blanc refaisant sa réapparition dans le LOST HIGHWAY de Lynch ou encore avec la sortie de Mary hors de l’eau après son accident qui la montre recouverte de boue, Vénus sans âme émergeant de la glaise comme les créatures traumatisées et hagardes qui peuplent nombre de films d’horreur ou qu’on retrouvera dans le MULHOLLAND DRIVE de Lynch encore. Il n’est pas étonnant dès lors que ce film ait exercé son pouvoir fascinant sur d’autres cinéastes aussi divers que Kubrick (SHINING), Scorsese (SHUTTER ISLAND), Shyamalan (LE SIXIEME SENS), Gans (SILENT HILL) ou encore Natali (HAUNTER), sans évoquer le remake du film réalisé en 1998 par Adam Grossman et Ian Kessner qui tenta de réitérer mais sans éclat ce petit joyau brillant dans le panthéon fantastique comme un diamant solitaire et charbonneux.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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