Dossierretrospective

Le Corps et le Fouet

L’année 1963 restera sûrement l’année la plus importante et la plus décisive du réalisateur italien Mario Bava. Après quelques films qui n’attirent pas grande attention à l’époque, l’un des plus illustres noms du cinéma bis italien réalise LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP, œuvre considérée comme fondatrice du Giallo. C’est au cours de cette même année que monsieur Bava réalise LES TROIS VISAGES DE LA PEUR, une autre œuvre centrale de sa carrière. Entre ces deux travaux majeurs, LE CORPS ET LE FOUET peut paraître légèrement plus modeste, à première vue, et c’est souvent pour cela que ce métrage a parfois été mis de côté. Nous revenons ainsi sur cette oeuvre, quelquefois oubliée, malgré sa qualité graphique indiscutable.
Kurt Menliff revient dans la demeure familiale pour féliciter son frère de son futur mariage avec sa propre ancienne amante. Fils maudit et déshérité, le retour de Kurt trouble le château et particulièrement Nevenka qui entretenait ainsi avec lui une relation déviante et sadomasochiste. Le lendemain, Kurt est assassiné.
Pour commencer, on notera le superbe casting que constitue monsieur Bava. Le rôle de Kurt Menliff est interprété par Christopher Lee, la superbe Daliah Lavi prend le rôle de Nevenka et enfin c’est Tony Kendall qui incarne Christian Menliff. Casting impeccable pour cette superbe réalisation macabre et onirique.
La fin des années 50 annonce la fin du Péplum, genre dont l’Italie s’était faite spécialiste. La recherche d’un nouveau genre et d’un nouveau cinéma apparaît alors pressante. Après, l’esquisse d’un genre proche du polar horrifique avec LA FILLE QUI EN SAVAIT TROP, en référence au film de Hitchcock, Bava lance les premières réflexions du Giallo. Son travail aboutira avec la réalisation de SIX FEMMES POUR L’ASSASSIN. Entre les deux films, un travail sur le symbolisme et l’esthétique de ce nouveau genre se met en place. LE CORPS ET LE FOUET fait partie de ces films qu’il faut aussi comprendre comme réflectif sur la construction « finale » du Giallo.
Il semble ainsi impossible d’appréhender le film de Bava si on ne parle pas, au moins brièvement, des références au fantastique gothique britannique. En effet, LE CORPS ET LE FOUET place son intrigue au XIXe siècle dans un pays qui semble être situé dans l’Est de l’Europe, mais qui reste cependant imprécisé. Le lien possible avec les productions Hammer semble évident, surtout lorsque l’on aperçoit le charismatique Christopher Lee en tête de casting. Ce système, parfois considéré comme « opportuniste », d’exploiter des thèmes ou espaces-temps à la mode, est tout à fait caractéristique des films bis italiens de l’époque. Cependant, dernière ce masque d’une exploitation simpliste, Bava propose de réelles recherches innovantes qui aboutiront avec la réalisation de SIX FEMMES POUR L’ASSASSIN. Ainsi, il paraît préférable de ne pas voir LE CORPS ET LE FOUET comme un simple ersatz de la firme anglaise mais comme une réelle recherche d’inspiration, motivée par le succès des films de la Hammer.
Cadré sur une narration classique d’un whodunit, l’intérêt du métrage ne se trouve pas être scénaristique mais réside dans sa recherche visuelle et symbolique qui constituera un pas en avant dans l’évolution et la mise en place de l’univers du Giallo.
C’est surtout dans le travail des couleurs que LE CORPS ET LE FOUET peut être présenté comme une réussite et un réel enjeu dans la carrière de Mario Bava. Attardons-nous ainsi brièvement sur ce point de la couleur pour essayer d’entrevoir le système élaboré par Bava. Dans le CORPS ET LE FOUET, on notera trois couleurs principales, le rouge, le bleu et le vert. Ces trois couleurs peuvent être divisées dans deux types d’utilisations, en particulier pour le rouge. On distinguera ainsi les couleurs « naturelles » des couleurs « artificielles ». Cette distinction peut être un premier axe de compréhension. Les couleurs « naturelles » désignant les couleurs relatives aux décors et aux costumes, à l’inverse des « artificielles », mises en place à l’aide de projecteurs et de filtres.
Pour ces couleurs « naturelles », concentrons-nous sur le rouge qui semble directement renvoyer au personnage de Kurt. Les fleurs rouges dans sa crypte ou le linge blanc maculé de sang qu’il porte au cou semblent bien confirmer cette interprétation. Apparaissant ponctuellement, cette couleur donne au spectateur plusieurs indices sur l’évolution du métrage ainsi qu’une présence symbolique au personnage de Kurt. Présence qui entre bien entendu en résonance avec sa présence « spectrale ». Ainsi, la couleur « naturelle » donne un nouveau caractère aux objets qui l’arborent et renvoie alors à une polysémie et à un certain fétichisme de l’objet.
Mais c’est surtout sur les couleurs « artificielles » que le travail de Bava est le plus important. Ce système de coloration symbolique existait déjà en 1961 avec HERCULE CONTRE LES VAMPIRES, cependant avec LE CORPS ET LE FOUET la couleur prend son indépendance symbolique et devient un réel outil de la narration. Ces couleurs « artificielles » rattachées directement à l’onirisme, aux rêves, aux fantasmes et à l’univers fantastique plus précisément, apportent une véritable compréhension de l’univers de Mario Bava. Ce sont les couleurs où tout peut se passer. Le rouge et le bleu, les couleurs centrales du métrage, permettent ainsi une compréhension symbolique, narrative et psychologique.
Le bleu prendra la place centrale de la palette. Représentante de l’onirisme et du fantasme, elle symbolise aussi la nuit et l’abîme hors du temps que Bava construit avec son film. La couleur bleue, par ses tons froids, renverra aussi à la mort et à l’image fantastique du spectre de Kurt. Elle enveloppe, d’une certaine façon, les personnages dans cet univers fantastique et gothique où les passions dictent les actions humaines. Le rouge, quant à lui, aura plutôt une signification psychologique. Ici, il renverra à une certaine folie de Nevenka, illustrera cette peur mêlée de fantasmes. Elle apparaît de façon plus ponctuelle sur l’écran lors des « montées de sang » de Nevenka. Ainsi, à travers ces jeux d’ombres, de lumières et de couleurs, Bava insiste sur la mise en place d’atmosphères.
Ce sont ces atmosphères qui guideront la narration. Ainsi, l’échelle de plan, les mouvements de caméra, les angles de prises de vue et même les déplacements seront conditionnés par ces lieux thématisés par Bava. Le personnage est relégué au rang de simple objet décoratif. C’est avec cette construction que Bava arrive à élaborer une réelle et profonde ambiance tragique où le personnage principal, ici Nevenka, n’est plus maître de son destin, possédé par des passions qui le dépassent. Jean-Louis Leutrat, dans un ouvrage sur Mario Bava qu’il dirige, parlera d’un film « à tendance monochrome ». C’est bien entendu sur l’importance visuelle et réflective de la couleur dans LE CORPS ET LE FOUET que l’expression prend tout son sens.
Attardons-nous également sur les mouvements de caméra, très utilisés dans le métrage de Bava et en particulier l’emploi du zoom. Dans ce film, Bava utilise une caméra ultra mobile pour tracer un sillon dans ces décors hors du temps et de l’espace. Mobilité qui perdra le spectateur dans l’errance d’un rêve gothique. Les zooms cardiaques rythment alors les fantasmes apeurés de Nevenka, tout ceci dans une logique de dramatisation psychologique.
Le morcellement des corps et de l’objet, dû à une mobilité des cadres et des focales, envisage déjà les questions que pose le Giallo. Ainsi, l’accentuation de la présence d’un objet par sa séparation de son environnement renvoie bien aux thèmes de l’objet fétiche et double. Ainsi, la question des visions tronquées et partielles embrasse le métrage et constitue ainsi une réelle poursuite du travail de Bava concernant sa réflexion sur le Giallo. Travail qui aboutira sur la réalisation de SIX FEMMES POUR L’ASSASSIN en 1963.
Le film de Bava est lent, très lent, et c’est souvent la critique qui lui est faite. Mais laissons-nous porter par cette lenteur pour pleinement découvrir ces atmosphères si particulières et peut-être même que l’on s’amusera à découvrir un ancêtre direct d’AMER.
Nous avons donc pu voir que LE CORPS ET LE FOUET, classique oublié de la filmographie de Bava, constitue à la fois un objet fini d’une beauté onirique incroyable mais aussi une réelle avancée dans la réflexion de Bava sur le cinéma populaire italien. À voir et à revoir sans modération.

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