Le cri du sorcier

Un texte signé Stéphane Bex

Un match de cricket dans une institution psychiatrique. Un homme étrange et manipulateur (Charles Crossley interprété par Alan Bates) promettant un récit fantastique. Un compositeur de musique sérielle (Anthony Fielding interprété par John Hurt), époux de la belle Rachel (Susannah York) se voyant imposer la présence de plus en plus envahissante de Crossley. Et, planant par-dessus l’ensemble, le secret que Crossley aurait ramené des bushmen, celui d’un cri qui tue immédiatement celui qui l’écoute et assure le pouvoir de celui qui le possède.
LE CRI DU SORCIER, sixième film de la filmographie de Skolimowski (LE DEPART, HAUT LES MAINS, DEEP END), est le premier à quitter les terres du questionnement générationnel et de l’identité polonaise pour s’aventurer dans le domaine fantastique, déjà en partie exploré avec l’écriture du scénario du COUTEAU DANS L’EAU réalisé par son compatriote, Roman Polanski. Trois ans après la disparition mystérieuse de jeunes filles dans des montagnes ensorcelées (PIQUE NIQUE A HANGING ROCK) et un an après LA DERNIERE VAGUE de Peter Weir, thriller écologique et mystique orienté par la pensée bushman, le réalisateur polonais creuse le sillon d’une pensée animiste et celui d’une magie opérative confrontée à une modernité sceptique.
Loin des effets psychédéliques des seventies ou du mysticisme affiché par Peter Weir, cependant, Skolimowski choisit une voie plus ironique et plus distanciée dans l’évocation du surnaturel, n’amenant que progressivement à l’évocation et à l’illustration du fameux « cri qui tue ». L’utilisation d’un récit déconstruit, privilégiant les jeux de double, les effets miroir et les raccords en multipistes narratives servent ici de coque à des thèmes caractéristiques des seventies (l’éclatement du couple sous la présence de l’étranger – la dialectique du pouvoir au sein d’un trio traitée en thrille r psychologique – l’animisme naturel opposé au monde de la machine moderne) et dont les années quatre-vingt sauront reprendre les éléments les plus pop et spectaculaires (les super-pouvoirs de l’inconnu fascinant comme dans le HARLEQUIN de Simon Wincer, 1980). Ce qui fascine Skolimowski est bien moins l’antagonisme entre rationalisme bon teint et poésie sauvage que les effets de paroles qu’il génère ; ce récit ne serait-il pas que la parole d’un fou ? Entre les patients de l’institution psychiatrique et les docteurs qui les soignent, la différence est mince et les moments de délire collectif ne sont pas sans évoquer ici les mêlées générales du VOL AU-DESSUS D’UN NID DE COUCOU de Forman, satire de la norme rationnelle et critique virulente des institutions qui s’en font les chantres. Le récit, que souligne ironiquement une certaine grandiloquence théâtrale et qu’illustre la fameuse tirade du MACBETH shakespearien (La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur / qui se pavane et s’agite une heure sur la scène / et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire / racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, / et qui ne signifie rien) donne une stature aux personnages que leurs paroles remettent aussitôt en cause. De même, le récit, quand il semble « faire du pied » et jouer d’une certaine complaisance (le renversement de la fidèle Susannah York en esclave sexuelle du sorcier par exemple) exhibe immédiatement les mécanismes de cette complaisance comme pour mieux s’en détacher. L’éclatement narratif mis en abyme dans la psyché morcelée de Crossley brise toute tentative d’unité narrative et barre la résolution possible d’une intrigue construite d’une manière avouée en un puzzle aux éléments interchangeables.
Au centre du récit reconfigurable deux hommes, dont les oppositions de façade – le civilisé / le sauvage, le petit bourgeois moralisateur / le surhomme au-delà du bien et du mal – dissimulent une certaine homologie, s’affrontent dans un combat plus fratricide que civilisationnel. Les expériences chamaniques – réelles ou fantasmées – de Crossley croisent les expérimentations sonores d’Anthony Fielding, cherchant dans le monde qui l’entoure et au sein de son corps même les éléments d’une composition musicale unissant extériorité et intime, bruit du chaos universel et résonance harmonique du monde. Entre les deux, alterne la parole entre retenue de l’indicible et totalité du cri contaminant. Le « shout » du titre original, plutôt que l’argument principal du film – son faire-valoir- est bien plus l’indice d’une circulation heurtée des personnages dans la fiction, et des régimes d’images et de sons au sein de l’esthétique filmique. Le film prend ainsi l’allure d’une chambre d’échos, système d’expérimentation plaçant ses personnages sous observation et enregistrant leurs réactions. On peut trouver, sous la discrétion stylistique, le système artificiel et les thèmes convenus. La position d’une ironie sans condescendance de Skolimowski hausse cependant l’expérience à un autre niveau d’observation plus intéressant : ce cri, pure démonstration d’une énergie qui a besoin de se faire jour, est au final ce qui fait met en branle le cinéma de Skolimowski. De la vision d’une silhouette du chaman ondulant dans les dunes aux errances neigeuses de Vincent Gallo dans ESSENTIAL KILLING, le cinéma du réalisateur polonais n’aura cessé de faire marcher à la fois droit et de travers ses personnages, les forçant à un épuisement à la fois expressif et salutaire. Et ce, sous la forme d’une démonstration sans vérité a priori, sans destin narratif, prenant le pari audacieux de soutenir ses personnages par leur capacité à créer comme naturellement des signes se passant d’ interprétation.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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