Un texte signé Jérôme Pottier

USA - 1954 - Samuel Fuller
Titres alternatifs : Hell And High Water
Interprètes : Richard Widmark, Bella Darvi, Victor Francen, Cameron Mitchell, Gene Evans

retrospective

Le Démon Des Eaux Troubles

En 1952, Samuel Fuller, ancien caporal US lors du D-day et libérateur du camp de concentration de Falkenau, réalise PARK ROW. Un film auquel il tient particulièrement sur les mésaventures d’un journaliste à la fin du XIXième siècle. Malgré de nombreux soucis de production et un flop au box-office, ce long métrage est soutenu par le nabab Darryl Zanuck. L’année suivante, Zanuck renouvelle sa confiance à Fuller et lui permet de tourner, en décors naturels, le classique PICKUP ON SOUTH STREET (LE PORT DE LA DROGUE en VF, un retitrage idiot puisque c’est de microfilm qu’il s’agit et non de drogue). Samuel Fuller, en échange de ce soutien sans faille accepte de réaliser un film de commande : HELL AND HIGH WATER.
Durant l’été 1953, une explosion nucléaire est détectée dans les eaux du Pacifique Nord, entre le Japon et le Cercle Polaire Arctique. Le célèbre physicien français, le professeur Montel, et son assistante, Denise Montel, embarquent à bord d’un sous-marin commandé par le Capitaine Adam Jones. Ils sont à la recherche d’une base secrète d’armement atomique détenue par les chinois…
Situé dans la période artistique la plus qualitative de son auteur cette pelloche, qui « surfe » sur les sensibilités maccarthystes alors en vogue (en bref, c’est primairement anticommuniste), s’avère décevante. En effet, HELL AND HIGH WATER se révèle d’une grande platitude tant le potentiel paranoïaque de son sujet est inexploité au contraire de l’excellent INVASION OF THE BODY SNATCHERS (1956) de Don Siegel. En dehors d’une grande pauvreté idéologique, le scénario de David Hempstead et Jesse Lasky Jr s’avère des plus ennuyeux. Pourtant, le fait que l’intrigue se déroule en huis clos était propice au développement d’une certaine tension, que nenni, on assiste, las, à un étalage de profils psychologiques interminables. David Hempstead signe ici son deuxième et dernier scénario, préférant se consacrer à sa carrière de producteur (ce qu’il sait faire de mieux avec, par exemple, LE PORTRAIT DE JENNIE de William Dieterle-1948), on ne lui en tiendra pas rigueur ! Jesse Lasky Jr est un scénariste émérite qui peut s’enorgueillir d’être le créateur la très bonne série télé DESTINATION DANGER (1966) avec le génial Patrick McGoohan. Si le film possède quelques qualités, c’est, bien sûr, dans sa réalisation.
Samuel Fuller, conscient des limites du script, essaye d’innover techniquement. LE DEMON DES EAUX TROUBLES est une œuvre d’avant-garde sur deux points : c’est l’un des premiers films de sous-marin et l’un des précurseurs dans l’utilisation du cinémascope. Fuller exploite plutôt bien le format surtout lors des scènes de combat. Elles sont si spectaculaires que cette pelloche fut nominée aux oscars dans la catégorie des meilleurs effets spéciaux. Malgré son savoir-faire, Fuller ne sauve pas HELL AND HIGH WATER d’un ennui profond, peu aidé par une interprétation faiblarde de son héroïne.
Bella Darvi (de son vrai nom Bayla Wegier) est une jolie franco-polonaise brune survivante des camps de la mort que la production tente d’imposer en vedette. Elle interprète mollement Denise Montel un personnage fade d’amoureuse transie, et oui la belle en pince pour le « captain » ! Cette interprète eut une carrière bien disparate, elle tourne la même année dans L’EGYPTIEN de Michaël Curtiz, puis, l’année suivante, dans THE RACERS d’Henry Hathaway où elle partage la vedette avec Kirk Douglas. Cette interprète limitée semble alors abonnée aux films moyens réalisés par des pointures en panne d’inspiration. Ces échecs successifs ainsi qu’un scandale sexuel (on lui prête une relation avec Darryl Zanuck) lui font retraverser l’Atlantique pour jouer dans des productions françaises populaires telle que LE GORILLE VOUS SALUE BIEN (Bernard-ANGELIQUE-Borderie-1958). Puis, c’est une longue traversée du désert (entre 1962 et 1970 elle ne tourne que dans deux films) pour cette joueuse invétérée portée sur la bouteille qui s’achève avec un érotique soft de Jean-Claude Roy, LES PETITES FILLES MODELES (1971). Dans le désarroi le plus total, elle se suicide au gaz dans son logement monégasque le 11 septembre 1971 à 42 ans. Cette destinée tragique mérite bien un film, ça nous changerait de LA MÔME (Olivier Dahan-2007). Le reste du casting est composée du légendaire Richard Widmark (alias le « captain ») et du stakhanoviste franco-belge Victor Francen (alias le « french doctor »). A noter, dans un second rôle, la présence du buriné Cameron Mitchell qui fit les beaux jours du cinéma Bis transalpin, tournant dans plus de deux cents bobines dont quelques chef-d’œuvres de Mario Bava, SIX FEMMES POUR L’ASSASSIN (1964) et DUEL AU COUTEAU (1966).
LE DEMON DES EAUX TROUBLES est un film charnière du troublant Samuel Fuller. Il passe à côté de son sujet (traiter du nucléaire moins de dix ans après Hiroshima ça aurait pu être plus couillu), ce qui ne lui ressemble pas. En effet, cet anar inclassable de Fuller qui n’a jamais donné dans la simplicité, lui qui a été taxé tour à tour de communiste, maccarthyste, libertaire, fasciste, livre ici une œuvre tristement manichéenne. HELL AND HIGH WATER est loin des autres films du maître qui n’auront de cesse de montrer l’envers du rêve américain. Il se rattrapera l’année suivante avec le grandiose LA MAISON DE BAMBOU, un mélange entre polar classique américain et film de yakuzas japonais qui évoque l’amour interracial et homosexuel. C’est bien ce Samuel Fuller que les cinéphiles préfèrent, celui qui a une gueule de baroudeur et un cigare éternellement vissé aux lèvres. Rest in peace, Caporal !


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- Article rédigé par : Jérôme Pottier

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