Le livre noir

Un texte signé Alexandre Lecouffe

U.S.A. - 1949 - Anthony Mann
Titres alternatifs : Reign of terror
Interprètes : Robert Cummings, Arlene Dahl, Richard Basehart

Paris, durant la période de la Terreur. Robespierre qui vient de faire exécuter Danton envisage de prendre le pouvoir en France et d’imposer la dictature. Le chevalier Charles d’Aubigny est chargé par La Fayette, lui-même en exil, d’infiltrer le camp de Robespierre et de dérober son « livre noir », document secret contenant les noms des personnalités promises à la guillotine. D’Aubigny parvient à gagner la confiance du révolutionnaire et avec l’aide de Madelon, une belle espionne, déjoue les soupçons et les pièges ; cependant, le livre noir reste introuvable et le bruit court bientôt qu’il a été dérobé : vérité ou stratagème politique ?

Anthony Mann fait partie des grands réalisateurs américains de la période 1945-60, second âge d’or du « hollywood classique ». Son style à la fois dense et épuré, son sens du tragique, du lyrisme et de l’espace ont éclairé une dizaine d’opus salués encore aujourd’hui pour leur originalité et leur modernité. On citera tout d’abord la période « noire » avec des titres incontournables tels que LA BRIGADE DU SUICIDE (1947), MARCHE DE BRUTES (1948) ou INCIDENTS DE FRONTIERE (1950). La période « western » ensuite, qui compte de nombreux chefs d’œuvre souvent interprétés par James Stewart : WINCHESTER 73 (1950), LES AFFAMEURS (1952), L’APPAT (1953)…La critique fait généralement la fine bouche concernant la dernière période du cinéaste ; c’est oublier qu’il fut à la tête de deux flamboyantes et complexes reconstitutions historiques : LE CID (1961) et LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN (1964). LE LIVRE NOIR est une œuvre méconnue qui fait un peu figure d’ « outsider » : c’est le seul film en costumes du réalisateur à cette époque et il semble être une sorte de parenthèse récréative et peu personnelle entre la série de films noirs qui s’achève et celle des westerns qui va débuter l’année suivante.

Le prologue nous plonge dès ses premières images dans ce qui paraît être une forme de réalité fantasmée provenant de quelque mauvais rêve tumultueux : des plans en surimpression figurent et juxtaposent, derrière un rideau de flammes, des mouvements de foule, des faciès effrayants, une guillotine en action, des visages de révolutionnaires filmés en très gros plans ou en regard caméra ; s’agit-il d’un cauchemar ? Les séquences suivantes semblent décliner ce sentiment en multipliant les références graphiques à l’imagerie gothique (l’arrivée nocturne du chevalier dans un sinistre moulin à l’abandon) et en conférant aux cadres un aspect baroque (prédilection pour les plongées et contre-plongées, surcharge des plans, objets décoratifs en amorce…). Alors que l’intrigue principale se met en place, il paraît évident que le film ne cherchera pas à creuser une quelconque veine réaliste mais bien à développer une sorte de rêverie visuelle inspirée par certains thèmes et motifs issus de plusieurs genres littéraires et cinématographiques. On trouvera ainsi des topos du roman noir anglais, du film de cape et d’épée (on pense beaucoup à ceux de Riccardo Freda, notamment LE CAVALIER MYSTERIEUX, 1948, possible source d’inspiration) mais aussi des composantes du film noir américain dont Anthony Mann était alors un des meilleurs artisans. En effet, LE LIVRE NOIR délaisse toute ambition historique (la période de la Révolution française et ses principaux acteurs sont simplement évoqués et souvent de façon tout à fait fantaisiste !) et infuse tout son récit d’éléments inhérents au « noir » alors contemporain. Ainsi, c’est bien d’une trame policière avec infiltration du héros dont il s’agit ici et il ne manque ni femme fatale (Arlene Dahl, vue dans VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE de Henry Levin, 1959) ni gangsters patibulaires : la « bande » de Robespierre et ce dernier (interprété par l’excellent Richard Basehart qui fut « Il Matto » dans LA STRADA de Federico Fellini, 1954) sont dépeints comme tels. Le film d’Anthony Mann tire clairement de cette forme d’hybridation assez audacieuse une partie de sa force, le scénario ne brillant en revanche pas par son originalité. On peut cependant voir dans le « livre noir » de l’apprenti dictateur une allusion politique à la « liste noire » du Mac Carthysme ; le scénariste Philip Yordan, auteur de plusieurs longs métrages pour Anthony Mann, fut aussi à cette époque un prête-nom pour plusieurs de ses confrères bannis du système des studios.
LE LIVRE NOIR tire également l’essentiel de son intérêt de sa richesse plastique et la photographie noir et blanc du grand chef opérateur John Alton n’y est bien sûr pas étrangère. Celui qui magnifia les films noirs d’Anthony Mann (et le sublime ASSOCIATION CRIMINELLE de John H. Lewis, 1954) fait de quasiment chaque séquence une merveille néo-expressionniste aux contrastes très travaillés, que ce soit par un jeu sur le clair obscur (de très belles scènes dans les ruelles sombres de Paris) ou par les variations constantes des sources de lumières (voir la scène de rencontre progressive entre D’Aubigny et Madelon). On peut aussi raisonnablement penser que l’influence concernant la composition esthétique du film provient de son producteur, William Cameron Menzies. Celui qui fut surtout le plus grand directeur artistique de Hollywood (on lui doit les trucages et le visuel d’œuvres telles que LE VOLEUR DE BAGDAD de Raoul Walsh, 1924 ou AUTANT EN EMPORTE LE VENT de…Victor Fleming, 1939) a certainement dessiné et organisé le rendu global du long métrage. On y retrouve en effet les artifices qui étaient sa marque de fabrique : l’usage irréaliste de la profondeur de champ, l’utilisation fréquente de la contre-plongée cadrant généralement les plafonds, les objets grossis au premier plan, les amorces, les fausses perspectives…Quel fut alors le rôle exact du metteur en scène de L’HOMME DE L’OUEST (1958) au sein de ce bouillonnement formel ? Peut être d’avoir réussi à maintenir sur toute la durée du métrage une tension constante entre forme visuelle et thèmes narratifs et d’être parvenu, en dépit d’un budget de petite série B, à imposer son style, parfaite symbiose entre lyrisme de la composition et épure du récit. A découvrir.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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