actu-dvdreview

Le Peuple Loup

LE PEUPLE LOUP est le troisième film d’un triptyque qui met en scène le folklore irlandais, après BRENDAN ET LE SECRET DE KELLS en 2009 et LE CHANT DE LA MER en 2014. Sept ans plus tard, Tomm Moore revient accompagné de Ross Stewart pour ce film d’animation d’une beauté renversante.

Au 17è siècle, les Anglais occupent l’Irlande. Ayant quitté son Angleterre natale, la jeune Robyn Goodfellowe a suivi son père à Kilkenny, où il chasse les loups pour le compte du Lord Commander, Oliver Cromwell. Aux abords de la ville, les hommes coupent les arbres pour agrandir les cultures. Les loups, maîtres de la forêt sortent et les attaquent. Parmi eux vivent une petite fille et sa mère, des « wolfwalkers », des êtres qui dans leur sommeil s’incarnent dans un corps de loup. La rencontre entre Robyn et cette petite fille, Mebh, va tout changer.

Le style identifiable de Tomm Moore éclot à travers des décors de nature en volutes, denses, qui évoquent par instant les Arts and Crafts de William Morris, et à d’autres le Symbolisme et l’Art nouveau. La représentation des différents lieux s’établit par un travail sur le contraste : la ville est faite de blocs, de lignes droites et d’angles, les traits sont plus épais, les contours noirs et exagérés, les couleurs en aplat. L’atmosphère y est pesante et inconfortable. Par opposition, la forêt est ronde, enchevêtrée, les contours sont peu voire pas marqués, les couleurs sont douces, la technique est celle de l’aquarelle. 

Dans chacun de ces univers, deux petites filles grandissent au milieu des tourments, dommages collatéraux de l’Histoire. Que faire lorsque les enfants ne peuvent plus s’appuyer sur leurs parents ? La mère de Mebh capturée par le Lord Commander, a laissé sa fille seule face aux hommes qui détruisent la forêt, et le père de Robyn, étranglé par la peur de son chef et l’hostilité des irlandais, préfère enfermer la sienne quel que soit le moyen. 

Moore et Stewart utilisent les correspondances visuelles comme des indices pour le film. Ainsi, Mebh est aussi ronde que Robyn est longue. Mebh, habitante de la forêt, est à l’image de son univers, sauvage, indomptable, échevelée. De son côté, l’aspect de Robyn imite l’apparence de la ville. les cheveux attachés ou cachés dans une capuche, le corps anguleux, sans texture. Lorsqu’elle apparaît pour la première fois, elle sort de l’ombre et se tourne face caméra, le visage triangulaire, les yeux en amande étincelant, elle s’intègre aux carreaux de sa fenêtre.

Elle est pourtant immédiatement associée aux loups : le plan suivant est une affiche de récompense pour tout loup tué dont les traits rappellent les caractéristiques du visage de Robyn. La gueule du loup est barré d’une croix rouge, le visage de Robyn est barré par le carreau de la fenêtre derrière elle. Ainsi, celle qui croit être chasseuse est en réalité une cible. Plus tôt, la façon dont les loups sont introduits dans le film est identique à la première apparition de Robyn : sortant de l’obscurité, visage en triangle, yeux étincelants, prêts à attaquer, face caméra. 

Tout autour de Robyn, sont visibles des motifs d’enfermement : cage où l’on enferme les condamnés, pavés qui strient le sol, herse, foulard qui enserre la tête, jusqu’au format du cadre qui varie et se réduit lorsque les personnages sont en proie à des émotions négatives comme la peur, la tristesse ou la colère. 

Au contraire, l’univers sylvestre de Mebh est circulaire. Partout, les ronds englobent les personnages, comme une protection. Moore et Stewart utilisent la symbolique du cercle, comme évocation d’infini et de perfection. Lorsque les personnages s’enlacent et sont en harmonie, leurs corps fusionnent en un cercle, signe de leur complétude.

Robyn ne se sépare jamais de son arbalète, arme avec laquelle elle compte tuer des loups. Lorsqu’elle rencontre Mebh, une correspondance visuelle interpelle : la forme en flèche du visage de Robyn, soulignée par sa capuche triangulaire, rappelle le carreau de l’arbalète. De l’autre côté, la forme arrondie de l’arbalète répond à l’arrondi du visage de Mebh. On peut y voir une analogie entre l’arbalète qui doit être associée à un carreau pour frapper, et la future union des deux fillettes qui leur permettra de vaincre l’idéologie hostile du Lord Commander.

Entre la forêt et la ville, les deux petites filles se retrouvent sur la racine d’un arbre, un demi-cercle qui réunit les deux motifs de la forêt et de la ville : le rond et la ligne. Cette racine représente une frontière, un passage entre les mondes, motif qu’on retrouve dans chacun des films de Tomm Moore.

La trilogie irlandaise de Moore flirte avec l’abstraction grâce à la 2D qui prononce la géométrie des images, et qui écrase la perspective. Ce sont les formes qui guident le regard. Néanmoins, dans LE PEUPLE LOUP, le réalisateur opère un changement stylistique. À travers sa métamorphose en loup, Robyn libère son corps des entraves, entre plus profondément dans la forêt, perçoit une autre dimension, celle de la nature sauvage, une dimension sacrée de la magie et des légendes (auxquels le Lord Commander et son propre père refusent de croire). Dans son corps de loup, la ville plane et d’ordinaire difficile à sillonner, devient un terrain en trois dimensions. À l’image de cette héroïne, l’art de Tomm Moore évolue vers la profondeur, vers la perspective. Le film éloigne de plus en plus le champ de l’image jusqu’au plan final où le paysage s’étend à perte de vue.

De même, les corps prennent de la matière lorsque les personnages se métamorphosent en wolfwalkers. D’aplats de couleurs uniformes, le trait s’affine et laisse apparaître le crayonné de l’esquisse, les traits de construction du dessin. Ce passage dans la transparence et l’immatérialité fait entrer Robyn dans le monde des esprits magiques de la nature, créatures récurrentes du bestiaire de Tomm Moore. Les frémissements des traits de crayon confèrent à Mebh, à Robyn, aux éléments de la nature en général, une sorte d’aura.

Parmi les leçons que Mebh transmet à Robyn, il y a le changement de point de vue qu’elle doit opérer. Il lui faut appréhender le monde différemment. Ainsi, lorsqu’elle se rencontre, Robyn est tombée dans un des pièges posé par son père et elle est suspendue tête en bas. C’est cette situation qui conduit à sa transformation. Elle regarde littéralement son environnement d’une autre perspective. Afin de prendre possession de son corps de loup, Mebh lui enseigne à être attentive aux vibrations, aux mouvements du monde, à faire confiance à ses sens. Alors seulement, elle peut voir ce qui était invisible pour elle auparavant.

Il y a dans LE PEUPLE LOUP, une volonté de donner à cette accord entre humain et nature une dimension vaste, cosmique, à l’image de la lune qui lors d’une scène de course à travers la forêt prend une taille démesurée. Dans une même idée, les loups se déplacent toujours ensemble, se confondant parfois dans le dessin, agissant comme s’ils n’étaient qu’un seul corps, ou quand ils se déplacent avec Mebh, comme s’ils étaient une partie d’elle. Au point crucial de l’histoire, la solution ne peut être active que si la meute entière est réunie.

Le film de Tomm Moore et Ross Stewart est d’une infinie richesse thématique et stylistique. Ils abordent délicatement mais sans détour des sujets écologiques, politiques, sociaux, intimes et universels, ce qui permet aux adultes de s’y retrouver autant que les plus jeunes spectateurs. La maîtrise des deux réalisateurs met en évidence que le monde de l’animation européenne est une mine d’or pour l’art cinématographique.

Test du Blu-ray ESC chez Sin’Art

Share via
Copy link