Le profond désir des dieux

Un texte signé Philippe Delvaux

Japon - 1968 - Shohei Imamura
Interprètes : Kanjuro Arashi, Rentaro Mikuni, Choichiro Kawarazaki

Aux confins du Japon, dans son extrême sud, se trouve l’île de Kurage, voisine d’Okinawa, qui vivote plutôt mal que bien, accablée de sécheresse, agrégeant ce qui reste d’une population appauvrie, du moins de ceux qui n’ont pas pu fuir vers des cieux plus accueillants. La vie s’y écoule cependant tranquillement, entre pêche et cette culture de la canne à sucre, imposée par la fabrique tenue par le descendant d’esclave, M. Ryu Ryugen. La canne à sucre a évincé les rizières qui, jadis, fournissaient leur pitance aux locaux … et aux dieux de l’île. Leur courroux serait-il la raison de la disette d’une île qui n’a jamais vraiment décollé dans l’après-guerre ? Ou serait-ce à cause du comportement scandaleux de la famille Futori, la plus ancienne de l’île, dont le patriarche Yamamori fit un enfant avec sa propre fille Ushi. Nekichi, ce scandaleux né de l’inceste, est lui-même accusé d’avoir couché avec sa sœur Uma. Et on se demande du coup qui sont vraiment les géniteurs de son fils Kametaro et de sa fille Toriku. Pour sûr, le fait que cette dernière soit aussi nymphomane qu’attardée ne peut que prouver un nouvel inceste. Après tout quoi d’étonnant quand les chants locaux apprennent que l’île est née de l’inceste d’un dieu avec sa sœur. Mais on n’imite pas impunément les dieux. Aussi les bons insulaires ont-ils condamnés Nekichi à saper un rocher apporté par la colère des dieux et qui bloque un accès à l’eau potable. Nekichi creuse depuis 20 ans dans l’attente du pardon divin, de celui de ses concitoyens, afin de retrouver sa sœur Uma, qui a été entre temps recueillie par Ryu, moins miséricordieux qu’il n’y parait. Mais tout cet équilibre social, reposant sur de vieilles coutumes et croyances, va être bouleversée lorsque le groupe propriétaire véritable de l’usine y dépêche un ingénieur, M. Kariya, pour rétablir l’approvisionnement d’eau de l’usine. La modernité qu’il incarne ne s’embarrasse pas de superstitions et il va se frotter aux poids des traditions.

Difficile de poser en un paragraphe les grandes lignes du PROFOND DÉSIR DES DIEUX, gigantesque fresque de près de trois heures. Imamura prend le temps pour en introduire les protagonistes et révéler leurs liens. On découvrira encore le rapport entre certains d’entre eux plus d’une heure vingt après le début du film ! De nos jours une telle œuvre aurait certainement été produite au format d’une série télévisée, sans doute plus adaptée à la narration et à la pose des enjeux.

Mais tel quel… quelle œuvre, mes amis !

L’ouverture, qui fait se succéder les plans d’un soleil de plomb, d’un serpent sinuant dans l’eau et d’un gluant concombre de mer, pose métaphoriquement le décor moite qui imprègne un film irrigué des pulsions sexuelles des insulaires, incestueuses chez les Futori, dominatrices chez le revanchard Ryu ; pulsions qui vont jusqu’à contaminer les deux ingénieurs successivement envoyés par la métropole et qu’on retrouve jusque dans les rites et les chants des habitants.

Le symbolisme sexuel de l’eau est très présent au Japon et exsude ici de tous les plans. Sexualité purement érotique ou liée à la fécondation, en relation donc avec la fécondation des sols et donc ici a contrario avec la sécheresse subie par une île dont les Futori auraient courroucé les dieux.

Persistance des motifs dans les mythes fondateurs… Par chez nous, on ne s’interdira pas de voir en Nekichi un avatar de Sisyphe, condamné cette fois non plus à pousser mais bien à déblayer le rocher de punition, lequel de surcroit bloque le cours d’eau divin de l’île de Kurage – et Sisyphe ne convoitait-il d’ailleurs pas lui aussi une source divine ?- Mais cette fois, ce n’est pas Thanatos qui aura été joué par les chaines des menottes, et il aura pris soin de s’incarner dans les habitants de l’île ! [ATTENTION, SPOILER, sautez la fin de ce paragraphe si vous n’avez pas encore vu le film] La punition finale est d’ailleurs annoncée par les chants fondateurs de l’île, qui évoquent le destin tragique du dieu et de sa sœur la déesse, tués par un dieu du courroux et dont le sang devient la mer tandis que les corps se transforment en l’île.

Doublement primé à Cannes par la suite, Imamura livrait déjà en 1968 son Grand Œuvre. Pensé pendant six ans, tourné pendant deux, LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX est une étude ethnographique et anthropologique du Japon. Imamura cerne le Japon primitif, celui de ses premiers habitants, qu’il ne peut retrouver qu’aux confins du pays, dans des contrées primitives décrites comme issues de ce premier âge du monde, coupées du Japon moderne. Leur peinture permettrait de comprendre le Japon contemporain et les ruptures qu’il engendre, qu’il a alors déjà dépeint dans ses précédentes œuvres. En ce sens, en remontant le temps, LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX est, si on ose l’anachronisme, un aboutissement : « à l’origine était… ».

LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX ne s’attarde cependant pas sur un Japon qui ne serait que celui du passé, mais le met en relation avec celui de l’après-guerre, en voie de transformation rapide. L’axe narratif de l’ingénieur pose l’apport d’une modernité brutale, qui fait fi du passé. Imamura scrute ce rapport entre modernité et tradition avec ses valses hésitations : celle de Ryu, celles des habitants et celle de Kametaro, dernier descendant des Futori, tandis que le reste de sa famille reste au contraire la gardienne des coutumes ancestrales.

Ce désir des dieux, c’est moins celui de voir restaurer les rizières et de maintenir la tradition que celui, opposé, de modernité et des promesses d’amélioration du quotidien qu’il charrie. Dans ce Japon panthéiste et animiste, les dieux, ce sont aussi les étrangers venus aider les insulaires. Ce monde moderne qui leur est étranger peut apparaitre divin. Le désir des dieux, c’est aussi celui de la population locale. Après tout, n’est-ce pas elle qui traduit la parole divine, notamment par l’intermédiaire des Noro, les chamanes locaux ? Mais l’île s’est déjà transformée, abandonnant le riz nourricier pour la canne à sucre et les fantasmes – déçus – de prospérité qu’elle devait amener. Serait-ce la vraie raison de la colère divine ? Se vendra-t-elle alors au tourisme, bradant l’authenticité de ses modes de vie au profit d’une simple représentation à l’attention de visiteurs nantis ?

La dialectique entre modernité et tradition traverse par phase l’histoire du Japon, peut-être de manière plus marquée que dans d’autres pays puisque le Japon a longtemps vécu en totale autarcie, fermé à toute influence extérieure. Des vagues d’ouverture et de modernisation se sont succédées au 19e siècle et après chacune des guerres mondiales.

LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX revient sur la thématique chère à son réalisateur, qui s’attache aux classes paupérisées et exploitées, incapables de sortir de leur condition. Une dimension sociale explicite qu’on retrouve par exemple dans DÉSIRS VOLÉS, LE PORNOGRAPHE, COCHONS ET CUIRASSÉS et évidemment MON DEUXIÈME FRÈRE. Anthropologie du Japon, dimension sociale et prisme de la sexualité sont trois angles pour appréhender le cinéma d’Imamura.

A sa sortie, le film a connu un échec public, reléguant son réalisateur-producteur à la télévision où il œuvra dans des documentaires pendant plusieurs années avant de revenir avec succès à la fiction cinématographique et d’être redécouvert à Cannes qui le sacrera par deux fois.

En 2016, LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX refait surface sous nos latitudes après restauration, dans le cadre d’une redécouverte de la première partie de carrière d’Imamura. LE PROFOND DÉSIR DES DIEUX, LE PORNOGRAPHE, MON DEUXIÈME FRÈRE, DÉSIRS VOLÉS, DÉSIR MEURTRIER, COCHONS ET CUIRASSÉS et enfin LA FEMME INSECTE ont ainsi tous été programmés à l’Etrange festival 2016. Ils sont sortis dans la foulée chez Elephant Films.


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare


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