Le Roi en Jaune

Un texte signé Sophie Schweitzer

Le Roi en Jaune sort en 1895. Écrit par le jeune et fringuant écrivain new-yorkais Robert William Chambers, c’est son tout premier recueil de nouvelles, paru un an après son premier roman. Il rencontre dès sa sortie un succès non négligeable. Les critiques soufflent le chaud, certains lui prédisent une belle carrière, le comparent à Edgar Allan Poe dont l’influence est manifeste. D’autres, en revanche, le jugent morbide, malsain et extravaguant. Quoi qu’il en soit son recueil horrifique et fantastique rencontre un succès certain qui lui ouvrira les portes de la haute société intellectuelle de l’époque, et marquera fortement la littérature de son Roi en Jaune.

S’il est indéniable que les auteurs comme Edgar Allan Poe et Oscar Wilde sont des références pour Chambers, la principale inspiration reste Ambrose Bierce. Empruntant jusqu’au nom de la cité maudite, Carcosa, à la nouvelle intitulée Un habitant de Carcosa. Ambrose Bierce est surtout connu pour son Dictionnaire du Diable. Sa nouvelle dont s’est inspiré Chambres est relativement courte. Évoquant la chute de Carcosa, il y règne un esprit maudit et romantique qui évoque l’imagerie du poème de Percy Bysshe Shelley. Le poète anglais époux de Mary Shelley décrivait dans son poème la chute du roi Ozymandias.

Si ses influences sont multiples, les traces qu’il a laissées le sont tout autant. De la série TRUE DETECTIVE qui dans sa première saison en fait plusieurs fois mention au point que le Roi en Jaune devienne un sérieux suspect, à H.P. Lovecraft qui s’est largement inspiré de la manière dont Chambers répand la terreur ainsi que de l’aspect mystique et complotiste qui s’en dégage, nombreux ont été les artistes à s’en inspirer. Devenu culte, l’on en retrouve des traces dans de nombreux romans, comics book, bd, mais aussi jeux de rôle et jeux vidéos.

Qu’est-ce qui a pu ainsi rendre immédiatement ce recueil œuvre à succès puis culte ? Constitué de nouvelles horrifiques pour la plupart – certaines évoquant un passé mystérieux, un futur inquiétant fait de guerre avec les allemands – on y trouve aussi des histoires romanesques situées dans un Paris décadent que l’auteur avait eu l’occasion de côtoyer durant sa jeunesse. L’on pourrait voir d’ailleurs dans un de ces récits mettant en scène un jeune américain paumé une certaine approche autobiographique. L’horreur n’est pourtant pas présente dans toutes les nouvelles et les évocations du roi en jaune tendent à disparaître au fil du récit, du moins l’horreur qu’il évoque.

Débutant avec des extraits de la pièce maudite du Roi en Jaune, ces fragments sous forme de poèmes constituent un fil rouge soumis au lecteur. Ils ont pour effet de le plonger dans un état quasi de transe avec des poèmes devenant de plus en plus éthérés, vidés de toute substance, jusqu’à laisser une impression de vide inquiétant, d’absence, de drame en hors en champs, et faisant planer une étrange et obscure menace que le lecteur ne pourra jamais percevoir complètement. Le Roi en Jaune et son royaume, Carcosa apparaissant et disparaissant du recueil comme des fantômes, souvenirs fugaces, traces laissées dans le sable.

LE RESTAURATEUR DE REPUTATION, la première nouvelle, nous plonge directement dans la problématique du Roi en Jaune. Le héros est un new-yorkais mondain. Blessé après une chute à cheval, il se réfugie chez lui, ne voyant personne, noue une amitié étrange avec un homme qu’on dit fou et qui dit être restaurateur de réputation. Après avoir parcouru la pièce maudite, Le Roi en Jaune, qui est sensée être interdite, il commence à basculer dans une paranoïa profonde. Voyant en son frère une menace, se confondant avec le Roi en Jaune, il perçoit d’étranges marques jaunes qui l’incitent à tuer son frère.

LE MASQUE est la seconde nouvelle. Le héros se rend chez son ami Boris, un sculpteur reconnu et apprécié pour son art qui vient de découvrir une nouvelle technique pour sculpter. Une substance étrange permet de statufier tout être vivant plongé dedans, transformant cet être en sculpture parfaite de marbre. Il songe à utiliser sa découverte avec des petits animaux, mais ce bassin à l’eau étrange va vite devenir une dangereuse obsession dans cette nouvelle racontant un drame romantique où l’envie, la jalousie et le sentiment amoureux mèneront les deux amis sur un très mauvais chemin.

LE SIGNE JAUNE nous emmène chez un jeune peintre qui discute avec son modèle d’un rêve étrange qu’elle ne cesse de faire où un étrange bonhomme conduit un corbillard. Cette dernière semble paniquée à la simple vue de l’homme en question qui se trouve juste en bas dans la rue. Après qu’elle lui eut fait cette confidence, le jeune peintre commence lui aussi à faire un rêve très similaire. La panique commence à gagner les deux jeunes gens qui ignorent alors ce qui les attend.

Véritablement horrifique, cette nouvelle monte d’un cran la tension qui commence alors à peser sur le lecteur. De plus, chacune des nouvelles est accompagnée en guise de préface d’un court poème évoquant la pièce maudite.

LA COUR DU DRAGON nous plonge dans la tête d’un jeune homme qui tente tant bien que mal de se concentrer sur la messe. Horrifié, il se sent observé, nerveux et fiévreux, il espérait fuir cette sensation de malaise qui le gagnait en se nichant dans cette église, en vain. Notre héros a lu le Roi en Jaune, et plus les minutes passent, plus il a l’impression d’avoir été marqué d’une sorte de malédiction, d’être poursuivi, peut-être par le roi lui-même. Terrifié, il va tenter d’échapper à la menace qui le pourchasse.

LA DEMOISELLE D’YS embarque un jeune homme perdu dans un paysage désertique celtique dans une époque étrange auprès d’une jeune femme d’une grande beauté, mais qui semble vivre dans une sorte de bulle temporelle. Tombant progressivement amoureux de la jeune femme, le héros ne renonce pour autant pas à son désir de retourner chez lui bien que conscient qu’il ne pourra sans doute pas revenir vers sa demoiselle d’Ys.

LE PARADIS DU PROPHÈTE est sans doute la partie la plus étonnante du recueil. Ce n’est pas vraiment une nouvelle, mais la somme de plusieurs récits très courts. Ils manifestent chacun d’une certaine folie contagieuse, d’une notion de fantôme et d’absence, distillant une étrange atmosphère et une inquiétante étrangeté chez le lecteur qui ne peut qu’être troublé par la forme adoptée par l’auteur.

LA RUE DES QUATRE-VENT nous plonge dans l’atelier d’un artiste amoureux des animaux. Recevant la visite d’un chat errant, il se met à dialoguer avec l’animal. Semblant comprendre les pensées troublées du chat, il se met en tête de retrouver sa maîtresse, car il est convaincu que cet animal appartient à une femme et qu’elle est forcément désolée de l’avoir perdu.

LA RUE DU PREMIER OBUS met en scène un Paris dévasté, pris en tenaille par l’armée allemande où la famine gronde, où les parisiens se nourrissent de rats et où les soldats rêvent de voir leurs alliés américains débarquer pour les aider. Au sien de ce Paris sale et abandonné, un groupe de jeunes gens tentent de s’en sortir. Organisé en une espèce de résistance qui tente d’aider les populations, ils subissent les soupçons d’espionnage pesant sur l’un des leurs. Un soupçon qui va profondément marquer les héros de ce récit.
LA RUE NOTRE DAME DES CHAMPS est sans doute un petit peu autobiographique puisque le héros est un américain débarquant à Paris pour mener des études artistiques. Perdu au milieu de la jeunesse exubérante et décadente parisienne, il tombe cependant rapidement sous le charme d’une mystérieuse demoiselle qui refuse de dévoiler quoi que ce soit sur elle, ses activités, ce qu’elle fait, où elle vit.

Enfin, la dernière nouvelle, LA RUE BARREE nous amène auprès de deux jeunes garçons plongés dans leurs activités artistiques, ils se lient pourtant d’amitié. Ce qui est amusant, c’est que l’aîné porte le même nom que l’ami décadent du héros de la nouvelle précédente. Les deux se disputent l’amour d’une jeune femme vivant dans une rue barrée. Mystérieuse, froide et distante, la jeune femme refuse toutes les demandes y compris celles en mariage.

Composé de nouvelles romantiques sur sa fin, le recueil finit par ne plus évoquer du tout l’inquiétant Roi en Jaune. Cette menace omniprésente dans les quatre premiers récits finit par devenir totalement absente des derniers écrits. Son ombre reste néanmoins présente, comme une espèce de persistance rétinienne comme si son évocation, quasi une invocation, avait permis à l’esprit du roi maudit de s’insinuer dans la tête du lecteur. L’inquiétante présence du Roi en Jaune finit ainsi par être présente en hors champs, en négatif, et à chaque étrangeté dans un récit, notre âme troublée de lecteur avide de sensation forte cherche partout des signes jaunes de sa présence mystique.

Car oui, Le Roi en Jaune et la pièce maudite ont quelque chose de l’ordre du métaphysique. La pièce est maudite et tous ceux qui l’ont lue sont voués à un destin tragique. La folie est le prix à payer pour tous ceux qui s’intéressent au Roi en Jaune. Cependant, cette folie contagieuse n’est pas évoquée uniquement en tragédie funeste. Il y a aussi cette présence d’un complot, d’une sorte de secte dont les membres sont porteurs du signe jaune, une marque étrange et inquiétante que portent les adorateurs du Roi en Jaune. Ces porteurs de la marque sont d’autant plus inquiétants qu’ils semblent croire que le roi en Jaune puisse venir dans notre monde.
Et c’est sur ce point précis qu’on reconnaît l’influence du Roi en Jaune sur Lovecraft. À la fois menace inquiétante, elle devient parfois fantastique, puisque mêlé à des récits qui le sont, mais aussi romanesque, si les extraits de la pièce maudite évoquent les poèmes romantiques, les deux dernières nouvelles sont finalement le récit de sentiments amoureux de la jeunesse. Des sentiments qui finalement se retrouvent dans chacune des nouvelles composant ce recueil.

De sorte que, Le Roi en Jaune évoque tout à la fois une figure menaçante, mais aussi troublante, car toujours liée à l’amour, au désir, et à la confusion des sentiments. Un recueil bien différent de celui qu’on aurait pu imaginer, étonnant, manifeste d’une certaine époque et d’un certain esprit, mêlant sans doute récit autobiographique, qui ne peut laisser le lecteur indifférent. S’il a sans doute été très étonnant à l’époque, il le demeure encore. Sa forme autant que le moyen que trouve le Roi en Jaune de s’insinuer partout dans chaque récit au point qu’on en cherche nous-mêmes ses marques démontre à quel point ce mal est contagieux et touche tous ceux qui s’en approchent, y compris à travers les pages d’un recueil de nouvelles.


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- Article rédigé par : Sophie Schweitzer

- Ses films préférés : Le bon, La brute et le Truand, Suspiria, Mulholland Drive, Les yeux sans visage, L'au-delà

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