Le Secret derrière la porte

Un texte signé Stéphane Bex

Etats-Unis - 1948 - Fritz Lang
Interprètes : Joan Bennett, Michael Redgrave

Une jeune et riche ingénue, Célia (Joan Bennett), rencontre au cours d’un voyage à Mexico un architecte fascinant, Mark (Michael Redgrave), dont le hobby consiste à reconstruire des chambres dans lesquelles ont eu lieu des crimes passionnels. Célia l’épouse mais ne tarde pas à reconnaître dans son mari une étrange froideur et en vient à le soupçonner. Cherche-t-il à l’assassiner ? Et quel secret se dissimule derrière la porte de la chambre 7 que Mark refuse obstinément d’ouvrir ?

Adapté de MUSEUM PIECE No.13, une nouvelle de Rufus King, construite autour d’une manipulation, Fritz Lang en opère une relecture psychanalytique et freudienne centrée sur le personnage de Celia, découvrant petit à petit l’obsession de son mari. Le film poursuit ainsi la trajectoire d’un freudisme traversant le cinéma des années 40 avec notamment THE LOCKET (1946), THE SEVENTH VEIL (1947) et le plus connu SPELLBOUND (1943) d’Hitchcock. Ce dernier cinéaste joue ici le rôle de modèle facile, l’intrigue du SECRET DERRIERE LA PORTE faisant écho à celle de REBECCA, dans lequel une jeune femme s’installe dans une maison pour en découvrir le sombre secret.
Relecture de Barbe-Bleue sous glacis freudien, telle pourrait être l’apparence première et en définitive le leurre du film. De la psychanalyse, devenue motif populaire, Lang ne se prive pas d’exhiber les tropes et les souligner encore : traumatisme infantile, complexe oedipien, homosexualité refoulée, processus du déplacement, de la catharsis, de l’anamnèse et de la cure, rien, ou presque, n’y manque. Quand Mark fait visiter ses chambres, une jeune étudiante en psychologie et adepte du docteur viennois, donne immédiatement la clé d’interprétation du film, faisant remarquer que les meurtres évoqués prennent sans doute racine dans une fixation maternelle. Ce « trouvez la mère » remplaçant le « cherchez la femme » du film noir permet de replacer dans les méandres labyrinthiques de la psyché inquiète l’interrogation plus métaphysique sur le mal qui caractérise ce dernier genre. Entre LA FEMME AU PORTRAIT et LA RUE ROUGE de Fritz Lang et LE SECRET DERRIERE LA PORTE, un lien apparaît et qui ne tient pas seulement à la présence de Joan Bennett dont c’est la quatrième et dernière collaboration avec le cinéaste. Tous interrogent la présence d’un innommable et d’un monstrueux au coeur de l’homme, fût-il le plus civilisé. Dans une séquence mi-hallucinée, Mark se faisant son propre procès présente l’humanité comme les fils de Caïn et la scène mexicaine mettant aux prises deux peones qui se battent à mort pour la possession d’une femme redonne valeur mythique à cette violence meurtrière au coeur de l’homme dont Lang a fait un des thèmes les plus signifiants de son cinéma.
D’une manière assez jouissive, Lang relit donc avec ironie ses propres thèmes par un jeu de miroir et de superposition. La branche de lilas que porte Célia pour accueillir Mark à son retour à la gare reprend le motif de la broche en forme de flèche portée par Jerry, la prostituée incarnée par Joan Bennett dans CHASSE A L’HOMME. Mais si la broche devient instrument du salut final pour Jerry, la branche de lilas se fait instrument de perte pour Célia en déclenchant l’obsession de Mark et sa fascination pour le meurtre. De la même manière que Mark recrée des chambres criminelles, Lang reproduit des motifs obsessionnels dans des scènes dans lesquelles s’inverse la polarité des signes.
Film faussement psychanalytique, LE SECRET DERRIERE LA PORTE est inversement réellement fantastique et, plus secrètement, une ode à la mise en scène et aux puissances du cinéma. Le trope shakespearien du monde-scène (world is a stage) reçoit toute sa valeur ici dans les jeux de masquage du visible auxquels Lang se livre. Mark est un metteur en scène, double de Lang, enfermant ses obsessions dans l’écrin de ses chambres reconstruites comme des plateaux de cinéma qu’il fait visiter à des invités-spectateurs. Le lyrisme amoureux (beauté irradiante et espiègle de Joan Bennett qui est donnée ici comme le versant de sa noirceur dans LA FEMME AU PORTRAIT et LA RUE ROUGE) affronte brutalement cette anticipation du fake moderne et des mondes virtuels.
Le remarquable travail photographique de Stanley Cortez (responsable de la photographie de LA SPLENDEUR DES AMBERSON et LA NUIT DU CHASSEUR) et la musique de Miklos Rozsa amènent la puissance dramatique au niveau d’un fantastique diffus et prégnant dans lequel se dissolvent les signes identitaires et les structures filmiques elles-mêmes. Dans la symétrie architecturale se cache le secret d’une dissymétrie originelle – les deux chandeliers par exemple dans le film – où se renversent fantastiquement le plan et l’organisation ordonnée glissant vers la matière onirique.
A la fois espace de suture et de disjonction et de rupture, le film de Lang célèbre finalement le pouvoir du cinéma d’interroger le visible, où réside en dernier lieu l’énigme véritable. Le secret ne se tient pas – comme dans SHINING– derrière une porte numérotée mais derrière les silhouettes, les masques ou les visages figés de Michael Redgrave ou Barbara O’Neil, que scrute l’oeil devenu caméra de Joan Bennett y cherchant les signes permettant lecture. Peu importe, pour Lang, que l’on y lise l’amour ou le meurtre – l’un dit l’autre pour le réalisateur – quelque chose doit y craquer d’une tension contenue, d’un invisible cherchant à surgir et éclater dans le visible. C’est la beauté de l’oeuvre langienne que de montrer des personnages courant après des images (ou, dans la lecture freudienne, des scènes) et constituant, dans leur tourment et malgré eux, un film.


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- Article rédigé par : Stéphane Bex

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