Le trône de feu

Un texte signé Philippe Delvaux

- 1969 - Jesus (Jess) Franco
Titres alternatifs : Le juge sanglant, The bloody judge, Night of the blood monster, Der Hexentoter von schloss Blackmoor, Il trono di fuoco, El proceso de las brujas, Le bûcher aux sorcières, Le juge sadique

Angleterre, 1685. A la mort du roi Charles II, Jacques II monte sur le trône. Mais une grande partie de la population est fidèle à Guillaume d’Orange, en exil. Afin de contrôler les conspirateurs, le juge Jeffreys est chargé de faire régner l’ordre. Il exécute sa mission avec beaucoup de zèle, torturant et faisant périr sur le bûcher de nombreuses femmes soi-disant sorcières. La famille de Lord Wessex va s’opposer au juge sanguinaire.

Au carrefour du film d’aventure, du film historique et de l’érotique, LE TRÔNE DE FEU fait partie des Jess Franco du « haut du panier ». Tant qualitativement que budgétairement. De ce fait, on peut sans hésiter le recommander, même à ceux des amateurs de série B qui, pour le surplus, se tiennent habituellement à l’écart du maître du zoom.

LE TRÔNE DE FEU relève du film d’aventure tel qu’il se concevait dans les ’50 et ’60 avec sa classique confrontation de protagonistes très typés : le héros sans tâche, l’héroïne à sauver des griffes du méchant, le traître en embûche, le tout conduisant au nécessaire happy end… Mais ce genre est perverti par l’esprit du temps, qui autorise l’introduction d’un érotisme plus explicite qu’auparavant.

Le film est interprété avec nuance par Christopher Lee, qui fut un temps, celui des productions Harry Allan Tower, un acteur régulier chez Jess Franco. Avec un nouveau sursaut de notoriété en fin de carrière, Lee se plaignit de n’avoir pas été à l’époque mis au courant du caractère érotique du métrage… ignorance que nie avec véhémence Jess Franco qui affirme que si Lee ne voulait effectivement pas participer aux scènes scabreuses, il était par contre bien au courant de leur existence. Dont acte.

En tout état de cause, le métrage est aussi bien dirigé que joué, et bénéficie d’une très satisfaisante photographie. Nous nous trouvons dans la très brève période où, le temps de quelques films, Jess Franco bénéficia de budgets corrects. Limités certes, mais corrects. On note même une séquence de bataille opposant canons et cavalerie… que Jess affirma avoir tournée pour un famélique 5000$.

Le « style » Franco ne s’y exprime donc qu’avec parcimonie. Des zooms, certes, mais l’époque voulait ça. De la torture, aussi sanglante qu’au fond très grand-guignol. De l’érotisme enfin, non seulement celui qui procède du sadisme, mais aussi, plus soft, celui qui tient à la plastique du splendide casting féminin (l’auteur de ces lignes laisse ses lectrices jauger du casting masculin) avec, époque oblige, de nombreux plan de nudité. Une scène typiquement « Franco » se loge cependant au cœur du métrage : Mary, prisonnière, est traînée par le bourreau dans la cage d’une autre victime souillée et ensanglantée… et se met à lui lécher ses plaies ; la caméra observant depuis l’extérieur de la cage. Purement gratuite, cette scène procède de la pulsion scopique qui habite Jess Franco et qui donne la clé pour appréhender son cinéma. En étirant un peu, on peut voir dans cette scène aussi une composante christique (la femme – Marie-Madeleine, donc Mary ? – lavant de ses larmes les pieds et obtenant le pardon de ses pêchés, Luc 7:36-50) qui sied bien au genre.

Christopher Lee

La période Harry Alan Tower de Jess Franco est passionnante en ce qu’elle lui permit de livrer en un court laps de temps une série de films matriciels, qui seront réinterprétés au fil des décennies suivantes. Grand amateur de jazz, et musicien à ses heures perdues, Jess Franco importe dans son cinéma la pratique des variations thématiques qui nourrissent le jazz.

… Ce qui nous permet d’embrayer sur la musique du film, signée par Bruno Nicolai (et jadis proposé en bonus du dvd US édité par Blue underground). Une collaboration à signaler puisque le maître italien signera la BO de 14 films de Jess Franco entre 1967 et 1973, et notamment nombre de ceux produits par Harry Allan Tower. Et rien d’étonnant à trouver le maître italien à la composition puisque LE TRÔNE DE FEU aura justement été cherché des capitaux en Italie, mais aussi en France, Espagne (lieux de tournage), Angleterre (Christopher Lee), Allemagne et États-Unis.

Et ce sont justement trois gemmes de cette période Harry Allan tower qu’Artus film réédite en 2022, avec une cohérence certaine … puisqu’ils sont tous trois parmi les plus matriciels de leur auteur : ces rééditions concernent donc LE TRÔNE DE FEU qui nous occupe ici, ainsi que 99 FEMMES et enfin JUSTINE OU LES INFORTUNES DE LA VERTU (ces deux autres étant également chroniqués ici). Les trois connaîtront donc nombre de réinterprétations au fil du temps : LE JUGE SANGLANT (démarquage de films d’inquisition) via LES DÉMONS (démarquage des DIABLES de Ken Russel) voire LES LETTRES D’UNE NONNE PORTUGAISE ; 99 FEMMES via ses innombrables Women in prison (on ne citera pas tout ici) et dont cette première itération codifiait des règles répétées ensuite ad libitum pour tous les cinéastes crapoteux du monde bis ; et enfin JUSTINE OU LES INFORTUNES DE LA VERTU qui sans être directement remaké, s’inscrira dans la grande lignée des films sadiens de Jess (et dont on ne citera ici que le contrepoint alors bientôt offert par son EUGENIE DE SADE).

Les trois films dont question, et c’est aussi ce qui les rend passionnant, déclinent d’ailleurs non pas le sadien, mais le sadisme : JUSTINE pour le sadisme de Sade, hélas fortement atténué à l’arrivée, 99 FEMMES pour sa noirceur assumée et qui s’exprimera dans de nombreux autres WIP et einfin ce TRÔNE DE FEU qui ne lésine pas sur les scènes de torture.

A l’heure d’écrire ces lignes, en 2022, il nous faire établir un constat : nous ne pourrons parler d’un film de la même manière dont celui-ci a été reçu par le passé. Les modes de réception ont changé (le Blu Ray qui remplace la cassette, laquelle avait pris la place de l’expérience en salle), notre regard est marqué par notre époque et ses évolutions culturelles, notamment en terme de sexualité. Enfin, l’œuvre de Franco qui ne se recevaient jadis qu’au fil de sorties cinéma incertaines, mal renseignées, censurées, laisse aujourd’hui place à une accessibilité toujours plus grande de ses films (sur le seul marché français, une petite cinquantaine de titres sont disponibles). On peut dès lors bien mieux en apprécier les spécificités et les évolutions.

Pourtant, il nous parait important, et le recul nous y aide, d’en donner une lecture interprétative qu’il nous semble avoir trop rarement lue jusqu’ici. Ces histoires répétées d’oppression et d’innocences broyées par de maléfiques détenteurs de pouvoir entrent en résonance d’une part avec une époque qui est globalement à la rébellion et d’autre part plus particulièrement avec le background de Jess Franco. Nous sommes en 1970 et l’Espagne vit encore sous la coulpe du dictateur Franco (malheureuse homonymie !). On sait que Jess s’est éloigné dès qu’il l’a pu du climat anxiogène de son Espagne natale, cherchant des producteurs ailleurs en Europe… tout en revenant souvent tourner dans sa patrie. Que ce soit en interview ou dans sa (très intéressante) biographie, Jess s’est toujours exprimé de manière très virulente à l’encontre du régime franquiste, notamment du fait de sa constante censure. Osons dès lors établir un parallèle entre d’une part la figure du juge Jeffries, inquisiteur rigoriste qui instrumentalise la justice, et ne conçoit le pouvoir qu’en termes absolutistes et oppressifs, et d’autre part le dictateur honni, ou à tout le moins le système qu’il a mis en place. L’Espagne d’alors est inféodée à l’Église, la liberté brimée et toute velléité en la matière réprimée. Et même si des raisons de coproduction le sous-tendent sans doute, il n’est pas anodin qu’alors que l’histoire est censée se dérouler en Angleterre, LE TRÔNE DE FEU ait été tourné en Espagne (ainsi qu’au Portugal, alors également sous régime dictatorial).

Sous cette lecture, on peut alors voir le film comme dénonciateur. Ce qu’il montre est nécessaire pour attester de la nécessité de son discours.

D’un autre côté, il est tout aussi légitime de voir l’érotisme ici filmé comme de pure complaisance.

Ces deux positions sont-elles antagonistes ? Non justement, c’est leur apparente contradiction, leur coexistence qui fonde le cinéma de genre. Satisfaire l’aspect commercial, en accepter les contraintes ET livrer un message ou du moins une vision. On peut, dans le même mouvement, aussi bien provoquer la répulsion que l’attrait. Le cinéma de genre est cependant roublard et le mensonge, le baratin, lui est constitutif. Dès lors, tout discours éventuel ne sera à trouver qu’à l’arrière plan de considérations plus bassement exhibitionnistes… ce qui n’a guère dû gêner un Jess Franco dont la filmographie des années ’70 attestera à suffisance sa volonté de montrer toujours plus, et toujours au plus profond de la peau.

LE TRÔNE DE FEU, titre de ressortie Blu Ray de 2022, n’est pas le titre qui avait les faveurs de Jess Franco. Il lui préférait le plus direct JUGE SANGLANT (BLOODY JUDGE fut d’ailleurs le titre du dvd français) et s’est publiquement plaint des autres titres imposés par les distributeurs locaux : NIGHT OF THE BLOOD MONSTER aux États-Unis (titre qui faisait honte même à Christopher Lee) ou DER HEXENTOTER VON SCHLOSS BLACKMOOR en Allemagne (abusivement rattaché à Edgar Wallace, dont l’adaptation l’année précédente de DER WURGER VON SCHLOSS BLACKMOOR est cause de ce retitrage intempestif). En France, le film n’est sorti que tardivement et seulement en province, le 14 juin 1973 sous le titre LES BRÛLANTES.

LE TRÔNE DE FEU est inscrit dans son époque et dans l’économie du cinéma B, c’est-à-dire qu’il procède de la mode du moment et tente de capitaliser sur ce qui marche. A savoir le succès obtenu alors par LA CHAMBRE DES TORTURES, puis en 1968 par LE GRAND INQUISITEUR … dès lors sortent à peu près en même temps que LE TRÔNE DE FEU LA MARQUE DU DIABLE et LES CROCS DE SATAN. Le film d’inquisition est à la croisée du film de nonnes (genre à venir, bientôt amorcé par Ken Russel) et du Women in prison (que Jess Franco vient de codifier). Il exprime la cruauté du pouvoir prêt à asservir et torturer pour se maintenir. Jess Franco revendiquera s’être inspiré d’un précurseur du genre, TOWER OF LONDON (1943). Mais le film d’inquisition trouvera au fil du temps aussi à s’exprimer dans la série A : on se souvient tous du NOM DE LA ROSE (Jean-Jacques Annaud) ou des FANTÔMES DE GOYA (d’un Milos Forman qui a également souvent exprimé l’oppression) … Goya, ce peintre (artiste, comme Jess Franco), espagnol (comme Jess), qui a su lui aussi dépeindre les horreurs de son temps, notamment inquisitoriales…


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- Article rédigé par : Philippe Delvaux

- Ses films préférés : Marquis, C’est Arrivé Près De Chez Vous, Princesse Mononoke, Sacré Graal, Conan le Barbare

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