Un texte signé Charlotte Dawance-Conort

Etats-Unis - 1928 - Victor Sjöström
Titres alternatifs : The Wind
Interprètes : Lilian Gish, Lars Hanson, Montagu Love

retrospective

Le Vent

Quand Victor Sjöström tourne LE VENT, le cinéma parlant fait son apparition à Hollywood et dans le monde. Son film, muet et sorti en 1928, fait déjà partie du passé. Le public s’intéresse à la révolution du parlant et le film sort à perte. Aujourd’hui, il est considéré comme un classique du cinéma muet, et trouve une place dans les classements des films qui ont marqué le cinéma.

La jeune Letty vient habiter chez son cousin Beverly qu’elle voit comme un frère. Beverly habite au « pays des vents », une région désertique, isolée, sableuse, battue par un vent permanent. Jalouse de la complicité et de l’affection que se portent les deux cousins, Cora, la femme de Beverly, chasse Letty de chez elle. Contrainte, Letty accepte la proposition de mariage de Lige Hightower, un cowboy fruste et simple. Mais le soir de la nuit de noces, elle se refuse à lui et lui fait comprendre qu’il ne lui inspire que haine et dégoût. Lige, abattu, promet de ne plus la toucher et de travailler pour lui payer un billet retour.
Pendant une absence de Lige, Wirt Roddy, un homme qui courtise Letty dans l’espoir d’en faire sa maîtresse, est porté blessé chez eux.

L’une des qualités du film est la complexité des personnages. Letty est une jeune femme ingénue, mais aussi frivole et parfois cruelle, comme lorsqu’elle se moque de la demande en mariage de Lige, doublée de celle de son acolyte Sourdough. De son côté, Lige apparaît d’abord comme un idiot, surtout lorsqu’il est accompagné de Sourdough. Ils forment un duo comique, en rivalité pour obtenir la préférence de Letty. Mais au fur et à mesure que l’histoire avance, son personnage devient plus consistant, il se change en homme heurté qui perçoit que la vie qu’il propose à Letty n’est pas à la hauteur des espérances de sa jeune épouse.

Le vent qui donne son titre au film est constamment présent à l’écran et porte une charge très symbolique. Il traduit au spectateur toute la violence qui s’abat sur Letty. Dès le début, il fait irruption dans le train qui conduit la jeune femme chez son cousin. Des rafales de vent ouvrent une fenêtre du wagon dans lequel elle se trouve, permettant à Wirt Roddy, qui la toise depuis un moment, d’intervenir et de l’aborder. C’est également à cause d’une tornade que Roddy peut faire sa demande en mariage à Letty (demande qui se révèle être une fausse proposition). Lorsque Roddy et Letty se trouvent seuls chez elle, alors qu’elle essaie de lui échapper, le vent la pousse vers lui.
Entre la nature et les hommes, Letty est une proie qui se laisse d’abord broyer. Bannie par une femme amère et jalouse, poursuivie par un séducteur immoral, mariée sans désir, étrangère dans une région stérile, elle a tout du bouc émissaire.

Le cadre l’enserre, l’enfermant dans une succession de huis-clos : le wagon, la maison de Beverly, le refuge souterrain, la maison de Lige. Lorsqu’elle sort du train, elle est engloutie dans le noir de la nuit, quand elle sort en ville, elle est filmée en plongée. Même quand elle a l’occasion de sortir enfin pour accompagner Lige à une réunion, le vent souffle si fort qu’elle ne tient pas sur son cheval et est contrainte de rentrer. Sjöström exploite le format carré de l’écran pour accentuer plus encore l’insupportable emprisonnement de la jeune femme. Le bruit et la sensation du vent qui souffle sans arrêt font sentir physiquement au spectateur l’épuisement qu’ils provoquent. Parfois, cela se traduit de manière comique, quand à chaque ouverture de porte, la maison est recouverte de sable et qu’il faut recommencer à nettoyer alors qu’on vient de terminer. Ainsi, c’est par ce genre de détails que Sjöström raconte ce qui tourmente les personnages et fait avancer l’histoire : quand Letty, jeune mariée, arrive dans son nouveau foyer, une suite de plans sur de la vaisselle sale et une pièce mal rangée, laisse deviner sa déception et combien la vie sera rude. Par la suite, Letty et Lige se disputent et la mise en scène rend parfaitement sensible leur agitation en ne filmant que les pieds des deux époux.

L’inadaptation de Letty au monde qu’elle aborde se manifeste par sa féminité, en décalage avec l’autre femme du film, Cora. Au tout début, lors d’un tête-à-tête, Cora découpe une carcasse avec un grand couteau, cheveux tirés, manches relevées et tablier, tandis que Letty, incarnée par la frêle Lilian Gish, porte des vêtements d’une élégance inappropriée pour les tâches ménagères qu’elle accomplit.

Sa transformation vient subtilement au cours du film. Malmenée par les éléments et les convoitises des hommes, elle reste déterminée malgré tout à préserver la seule chose qui lui appartient : son corps. Lors d’un tournant dans le film, elle paraît sombrer dans la folie et pourrait alors abandonner. Le film à l’origine devait se terminer de façon tragique et la faire déambuler, prise de démence, dans le désert. Mais la fin, plus hollywoodienne, en fait une héroïne forte et libre, surmontant les épreuves et choisissant son destin. Elle s’ouvre petit à petit à la possibilité de l’amour, s’éloigne de la séduction facile de Wirt Roddy et ouvre les yeux sur l’honnête homme qu’est Lige. Difficile de déterminer si la fin est réellement heureuse. Quelques plans suffisamment ambigus laissent au spectateur le choix de son interprétation, nuançant la position morale du film (où l’amour conjugal triomphe), car la menace du vent plane, de manière antagoniste, sur un couple qui fonde sa réconciliation sur un crime.


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- Article rédigé par : Charlotte Dawance-Conort

- Ses films préférés : Tree of Life, Brazil, La Nuit du Chasseur, Take Shelter, Nostalgie de la Lumière.


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