Les 5000 doigts du Dr. T.

Un texte signé Alexandre Lecouffe

U.S.A. - 1953 - Roy Rowland
Titres alternatifs : The 5000 fingers of Dr.T., Crazy music
Interprètes : Tommy Rettig, Hans Conried, Peter Lind Hayes, Mary Healy

Bart, un garçon d’une petite dizaine d’années, vit seul avec sa mère qu’il adore ; c’est pour cette raison qu’il accepte de continuer à prendre des cours de piano avec le sinistre Dr Terwilliker : Bart déteste autant l’instrument de musique que son professeur ! Un jour, en répétant ses gammes, le garçonnet s’endort profondément et rêve qu’il est prisonnier du terrible Dr T., un tyran mélomane et mégalomane dont le but est de faire jouer un de ses concertos par 500 enfants sur un piano long de plusieurs dizaines de mètres ! A l’intérieur d’une immense cité labyrinthique pleine de pièges, de souterrains et de geôles et gardée par les nombreux sbires du dictateur, Bart va tenter de déjouer les plans du Dr T. et de mettre un terme au pouvoir hypnotique que ce dernier exerce sur sa mère…

Conte féerique et musical, LES 5000 DOIGTS DU DR.T. est un titre à part dans la filmographie très classique et souvent conventionnelle de Roy Rowland, solide mais peu audacieux artisan de la MGM des années 40 et 50. Le réalisateur a œuvré dans la plupart des genres populaires à l’époque, du film policier (SUR LA TRACE DU CRIME avec Robert Taylor et Janet Leigh, 1954) au western (TERREUR DANS LA VALLEE avec Stewart Granger, 1957) en passant par le film d’aventures, livrant des bandes de qualité mais aucune qui eut la liberté de ton, la folie visuelle et la qualité visionnaire du film qui nous intéresse. Celui-ci est la première transcription cinématographique de l’univers de l’écrivain et dessinateur Theodore Geisel (alias Dr.Seuss), auteur américain de littérature enfantine peu connu en Europe et dont les contes en rimes les plus célèbres se nomment « Le Grinch » ou « Le chat chapeauté » qui eurent droit tous deux à des adaptations récentes au cinéma. L’influence de l’œuvre du Dr. Seuss est assez diverse, elle est notamment primordiale chez le réalisateur Tim Burton (de ses premiers courts-métrages d’animation à EDWARD AUX MAINS D’ARGENT entre autres) et on pouvait la retrouver par exemple dans les publicités « Kodak » de Jean Paul Goude où les « voleurs de couleurs » étaient des épigones du jeune héros du film de Roy Rowland.

Après un prologue un peu mièvre et convenu nous présentant le gentil Bart, sa mère (figure de la veuve modèle) et August, le sympathique plombier amoureux de cette dernière, le film nous plonge sans transition dans l’univers onirique et bariolé d’un rêve enfantin, retravaillé en partie par un imaginaire plus adulte. LES 5000 DOIGTS DU DR.T s’apparente clairement au genre merveilleux, à la féerie et sa structure en comédie musicale achève de lui donner à priori l’aspect d’un conte pour enfants plutôt inoffensif. Dans un premier temps, le film semble emprunter le dispositif visuel et narratif du grand classique de Victor Fleming, LE MAGICIEN D’OZ (1939) pour progressivement déployer un récit plus ambigu et moins lisse que ce à quoi nous avait habitué la fantaisie musicale américaine de l’époque ainsi qu’une figuration plus cauchemardesque que angélique de l’univers de l’enfance. Ainsi, les décors volontairement artificiels du film, composés de « matte-paintings », de fausses perspectives, de lignes de fuite interminables et baignés dans des couleurs Technicolor aussi éclatantes qu’irréelles peuvent évoquer en surface une version « live » d’un Walt Disney (la grande période de FANTASIA, 1940). En substance cependant, LES 5000 DOIGTS DU DR.T. convoque plutôt le modèle expressionniste, citant aussi bien le METROPOLIS de Fritz Lang (1926) que LE CABINET DU DR CALIGARI de Robert Wiene (1919) auxquels il emprunte plusieurs thèmes et motifs (citons pêle-mêle la ville souterraine et la figure du savant fou du premier, la distorsion de la réalité et l’étrangeté des décors du second) et avec lesquels il partage une même dénonciation de l’autoritarisme qui mène à l’aliénation de l’homme et transforme l’humain en simple mécanique (c’est le but ultime du Dr T. pour qui un enfant n’existe que pour ses dix doigts). Très ancré dans son époque en dépit de sa dimension fantaisiste et musicale, le film reflète également les inquiétudes collectives de la société américaine des années 50 : le Dr T. et son « royaume » où tous les opposants (les musiciens non-pianistes !) sont asservis et les sbires transformés en automates fonctionnent clairement comme une allégorie du totalitarisme stalinien ; le film fait par ailleurs référence au danger atomique, seule menace capable de faire trembler le dictateur…Décors inquiétants issus de l’expressionnisme allemand, sous-texte politique aux résonances tragiques, LES 5000 DOIGTS DU DR.T. s’éloigne donc du modèle traditionnel du conte pour enfants, d’autant plus que les auteurs (ou plutôt le Dr Seuss qui est à l’origine du projet et est intervenu dans toutes les étapes artistiques du long-métrage) ont infusé leur fable d’éléments psychanalytiques. Complexe d’Œdipe, absence du père, recherche/rejet de la figure d’autorité, et phobies infantiles font partie en filigrane d’un récit initiatique constellé de symboles. Mais toute lourdeur est savamment évitée grâce à un rythme trépidant, à une gestion optimale des espaces, à une invention visuelle de chaque instant (voir la remarquable séquence chorégraphiée des musiciens-prisonniers), à un équilibre parfait entre visions cauchemardesques (la « visite » en ascenseur des différentes salles de torture) et légèreté des intermèdes chantés (le seul point faible du film). L’œuvre, trop étrange certainement, fut incomprise à sa sortie et victime d’un cinglant échec public, ce qui dissuada le Dr. Seuss de collaborer à nouveau pour le cinéma ! Le film a depuis gagné un statut « culte » amplement mérité.


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- Article rédigé par : Alexandre Lecouffe

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